La Contribution pour la Justice Economique : une expérimentation déjà contestée
Il n’aura fallu que quelques semaines pour que la CJE, entrée en vigueur le 1er janvier dernier devant les 12 tribunaux des activités économiques (TAE) nouvellement créés, suscite les contestations de nombreux professionnels. Le dépôt d’un recours devant le Conseil d’Etat par l’Ordre des avocats de Paris est imminent.
Par Arthur Dethomas, Avocat à la cour et associé chez Hogan Lovells et Ilyas Saheb, Avocat à la cour – Hogan Lovells
Que prévoit le décret ?
Le texte dans le viseur des avocats n’est pas la loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023 d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027, mais le décret n° 2024-1225 du 30 décembre 2024 relatif à l’expérimentation de la contribution pour la justice économique. La différence est importante : le premier emporte création de la CJE (et des TAE), le second en fixe les modalités. L’article concerné dans la loi a d’ailleurs déjà été soumis à l’examen du Conseil constitutionnel, qui l’a validé en novembre 2023 (décision n° 2023-855 DC).
Le décret précise donc les modalités de mise en œuvre de la CJE, qui fait peser une nouvelle charge financière sur le seul demandeur lors de sa saisine d’un TAE, pouvant atteindre jusqu’à 100.000 euros pour les personnes morales et 50.000 euros pour les personnes physiques assujetties, en fonction de la valeur totale des prétentions figurant dans l’acte introductif d’instance.
Nous écartons ici volontairement l’étude des personnes physiques, qui ne seront en pratique jamais assujetties à la CJE (il sera renvoyé à cet article pour une présentation exhaustive de son champ d’application). Le barème applicable aux assujettis personnes morales est fixé par le décret. Les taux retenus (3% ou 5%) varient en fonction du chiffre d’affaires et du bénéfice annuels moyens sur les 3 dernières années. Ces derniers portent sur le montant total des demandes, à partir de 50.000 euros de demandes (hors frais irrépétibles). A Paris, les entreprises ont pu prendre connaissance de ce formulaire établi par les services du Greffe pour déterminer leur assujettissement à la CJE et le montant à acquitter le cas échéant.
Le décret prévoit en outre la sanction en cas de non-versement de la CJE : l’irrecevabilité des demandes, que le juge pourra relever d’office, même lors d’une audience de procédure. Elle fait cependant ici l’objet d’un aménagement, car le demandeur disposera d’un délai de 15 jours suivant la notification d’une décision d’irrecevabilité pour verser la contribution et solliciter la rétractation de cette décision.
A noter enfin que des cas de remboursement de la CJE sont prévus au titre du décret lorsqu’il est mis fin au litige ou à l’instance, respectivement du fait d’une transaction ou d’un désistement.
Pourquoi ce texte est-il contesté ?
Le Conseil National des Barreaux a donné mandat à son bureau le 17 janvier 2025 « pour former tout recours utile » contre le décret. Moins d’une semaine plus tard, l’Ordre des avocats de Paris votait une résolution en faveur d’un recours devant le Conseil d’Etat, tandis qu’un recours a également été annoncé lors de la dernière assemblée générale de la Conférence des Bâtonniers. Si les mécontentements de la profession datent en réalité des prémices de la CJE, les critiques dont le décret fait l’objet sont multiples.
Le décret entérine tout d’abord le changement de paradigme opéré par la CJE quant à la gratuité de la justice commerciale et établit une double distinction : entre demandeurs, puisque seule une catégorie jugée assez fortunée est appelée à contribuer, et entre juridictions, puisque seuls les TAE sont concernés par cette contribution. Le grief tiré de l’inégalité de traitement entre les justiciables n’avait toutefois pas convaincu le Conseil constitutionnel, qui a jugé que cette différence de traitement était « la conséquence nécessaire de la mise en œuvre de cette expérimentation ».
Certains demandeurs devront ainsi supporter un coût supplémentaire qui s’ajoute aux autres frais du procès. Alors que l’article 27 de la loi prévoyait que le barème fixé par décret tiendrait compte de la nature de l’affaire soumise au juge, les taux arrêtés ne sont finalement pas modulés selon la nature du litige (certains cas limités d’exonération de CJE sont toutefois prévus). Si la loi prévoit que la CJE est en principe supportée in fine par la partie perdante car elle suit le régime des dépens, le juge disposera du pouvoir d’en faire supporter la charge, en tout ou partie, au demandeur victorieux par décision motivée. Il est probable que ce pouvoir modérateur soit mobilisé pour éviter d’en faire peser la charge à un défendeur qui n’aurait pas été assujetti dans la position inverse.
La CJE ne concerne ensuite que les 12 nouveaux TAE. Pour la même affaire, le même justiciable qui aurait agi devant un tribunal de commerce n’aurait pas été soumis à ce versement. D’aucuns craignent ainsi un forum shopping en faveur des juridictions n’appliquant pas la CJE, à relativiser selon nous au regard de l’importance de certaines juridictions représentées parmi les TAE.
La volonté de désengorger les juridictions commerciales et de favoriser le recours à des modes amiables de règlement des différends transparait en outre clairement des modalités de remboursement de la CJE. En ce sens, la CJE s’inscrit dans cette tendance de fond des réformes successives de la justice, qui est critiquée par une partie de la profession depuis plusieurs années.
Enfin, des incertitudes d’ordre pratique sont pointées du doigt par les praticiens. A titre d’exemple, le demandeur reconventionnel n’est pas redevable de la CJE selon le décret, mais la loi sanctionne les comportements dilatoires ou abusifs par une amende civile d’un montant maximum de 10.000 euros. Le remboursement de la CJE du fait de la conclusion d’une transaction suscite aussi des interprétations divergentes quant à la nécessité du recours à l’un des modes amiables visés par le code de procédure civile.
Quel avenir pour le texte contesté ?
Le recours annoncé par le Barreau de Paris n’a pas encore été déposé, mais le texte menacé est le décret d’application qui a pour objet les conditions de mise en place de la CJE, et non la loi emportant sa création, validée par le Conseil constitutionnel.
Selon les termes de la décision à intervenir, on pourrait imaginer un relèvement des seuils ou un abaissement des taux prévus, une plus grande progressivité des barèmes ou encore une meilleure prise en compte de la nature des procédures. A titre d’exemple, il existe des arguments pour traiter différemment des procédures motivées par l’urgence.
En cas d’issue défavorable, il est toutefois probable que l’expérimentation de la CJE soit entérinée en l’état et, avec elle, la possibilité de son extension future à d’autres juridictions.
La solution viendra peut-être du dialogue entre les praticiens et le gouvernement, qui s’est dit prêt à apporter des corrections au dispositif actuel.