Est-il interdit de critiquer une décision de justice ?
Depuis le jugement rendu le 31 mars 2025 condamnant Marine Le Pen dans l'affaire des assistants parlementaires du Rassemblement National, les critiques pleuvent sur la décision de justice et sur les magistrats qui l'ont prononcée. Quelles sont les limites à la critique d’une décision de justice ?

Par Jean-Baptiste Thierry, Professeur de droit privé et sciences criminelles à l’Université de Lorraine
Peut-on critiquer librement une décision de justice ?
La critique des décisions de justice, qu’elle soit positive ou négative, est tout à fait possible. En premier lieu, elle peut être le fait des personnes concernées par la décision qui disposent de la possibilité d’exercer une critique judiciaire de la décision en la contestant par le biais de l’exercice d’une voie de recours. Interjeter appel d’un jugement, former un pourvoi en cassation sont des moyens de critiquer procéduralement une décision de justice.
La critique peut en second lieu être le fait des lecteurs de la décision. Toute personne est libre d’exprimer une opinion sur une décision. Plus largement, le deuxième alinéa de l’article 434-25 du code pénal exclut justement de l’infraction les commentaires techniques, les actes, paroles, écrits ou images de toute nature tendant à la réformation, la cassation ou la révision d’une décision. Une décision de justice n’est pas un totem inattaquable. Au contraire, le droit évolue par les critiques qui sont faites sur les décisions de justice.
Il faut toutefois prendre garde à ne pas confondre critique d’une décision de justice et commission éventuelle d’une infraction. On peut mentionner l’article 434-16 du code pénal, qui punit, au titre des entraves à l’exercice de la justice, « la publication, avant l’intervention de la décision juridictionnelle définitive, de commentaires tendant à exercer des pressions en vue d’influencer les déclarations des témoins ou la décision des juridictions d’instruction ou de jugement ».
La loi prévoit également un certain nombre d’infractions qui visent à protéger non la décision de justice elle-même, mais les personnes qui l’ont rendue. Indépendamment des éventuelles menaces contre les magistrats, certaines expressions peuvent être réprimées. Par exemple, dans un arrêt du 25 mars 2025, la Cour de cassation a jugé que des propos tenus sur un réseau social au préjudice d’un juge pouvaient constituer un outrage à magistrat réprimé par l’article 434-24 du code pénal. Le prévenu avait notamment parlé d’une juge de la manière suivante : « vous êtes des guignols, des nuls, imperformants, inefficaces, dangereux, vous êtes dangereuse madame la juge », en la qualifiant de « folle » et « criminelle » et en ajoutant « ça va très mal se passer (…) je vous le dis madame la juge, je vous le dis dans les yeux ».
De la même manière, l’article 30 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse incrimine la diffamation envers les cours et tribunaux. Il s’agit d’imputer à une juridiction un fait précis attentatoire à l’honneur et la considération. L’injure envers les juridictions est également réprimée par l’article 33 de la loi du 29 juillet 1881. Ces hypothèses se distinguent toutefois de la critique d’une décision : diffamation et injure consistent à viser directement la juridiction, et non la décision qui a été rendue.
Qu’est-ce que le discrédit jeté sur les décisions de justice ?
Lorsque la critique porte sur la décision à proprement parler, les propos tenus peuvent tomber dans le champ d’application du discrédit sur une décision de justice. Il s’agit d’une infraction prévue à l’article 434-25 du code pénal, dont le premier alinéa prévoit : « Le fait de chercher à jeter le discrédit, publiquement par actes, paroles, écrits ou images de toute nature, sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende ». On le voit, il s’agit non seulement d’une critique très virulente d’une décision de justice, mais surtout d’une critique publique qui porte au-delà de la décision elle-même. Il faut en effet vouloir, par le discrédit sur la décision, porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance, qui est considérable. C’est la justice dans son ensemble qui est visée au travers de la critique d’une décision. La chose est donc un peu différente d’une critique adressée à l’état du droit positif, appliqué par les juridictions. À cet égard, critiquer le principe prévu par la loi de l’exécution provisoire d’une peine complémentaire d’inéligibilité n’est pas nécessairement assimilable à la critique de la décision de justice qui la prononce.
Les exemples jurisprudentiels faisant application de cette incrimination ne sont pas si nombreux et concernent pour l’essentiel l’infraction qui existait dans l’ancien article 226 du code pénal. Depuis l’actuel code pénal, peu de décisions sont à signaler.
En 1997, la Cour de cassation admettait l’infraction caractérisée pour des propos tenus dans un journal reprochant à une décision d’ « édicter un principe jurisprudentiel dangereux pour l’avenir de la République », évoquant une décision constituant « outrageusement un véritable déni de justice », ajoutant qu’ « Une telle attitude intellectuelle n’est pas sans me rappeler Voltaire qui avait forgé une expression pour décrire cette figure de l’injustice judiciaire orchestrée au XVIIIe siècle par des juges qui n’admettaient ni le conflit, ni la critique : les bœufs-tigres, bêtes comme des bœufs, féroces comme des tigres ». La Cour avait retenu qu’ « en mettant en cause en termes outranciers l’impartialité des juges ayant rendu la décision critiquée et en présentant leur attitude comme une manifestation de « l’injustice judiciaire », leur auteur, excédant les limites de la libre critique permise aux citoyens, a voulu atteindre dans son autorité, par-delà les magistrats concernés, la justice, considérée comme une institution fondamentale de l’État ».
On peut ajouter un arrêt rendu le 5 octobre 2021, dans lequel la Cour approuve les juges du fond pour avoir retenu l’existence de l’infraction en raison de propos polémiques imputant à des magistrats une grossière erreur de droit et une violation de leur devoir de probité, évoquant « un passe droit » octroyé à une banque et une « association de malfaiteurs entre juges du ressort de la cour d’appel d’Orléans et juges Cour de cassation ».
Pourquoi cette infraction est-elle peu appliquée ?
Trois raisons essentielles peuvent être mises en avant pour expliquer le faible nombre d’exercices des poursuites sur le fondement de l’article 434-25 du code pénal.
La première tient à la qualité des auteurs des propos. Ainsi, lorsque le discrédit sur une décision de justice résulte de propos tenus par un membre du Parlement, député ou sénateur, il n’est pas possible de poursuivre pénalement l’auteur des faits. En effet, l’article 26 de la Constitution prévoit qu’« Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions ». Dans le même ordre d’idées, l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 prévoit que ne donneront ouverture à aucune action les discours tenus dans le sein de l’Assemblée nationale ou du Sénat.
La deuxième tient au rôle que joue la liberté d’expression pour neutraliser la répression. D’une manière générale, la parole politique est très protégée sur le fondement de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. La critique politique d’une décision de justice fait assurément partie d’un débat d’intérêt général qui rend difficile la mise en œuvre de la répression. Dans l’affaire des assistants parlementaires du FN, les critiques très virulentes du jugement du tribunal correctionnel s’inscrivent dans le cadre d’un débat inévitable sur la condamnation de Marine Le Pen à une peine complémentaire d’inéligibilité assortie de l’exécution provisoire en raison de la gravité des faits. Si ces critiques virulentes sont le fait de parlementaires, elles peuvent être rattachées à des opinions émises dans l’exercice de leurs fonctions et, en tant que telles, sont insusceptibles d’être réprimées. Si elles ne sont pas tenues par des parlementaires, elles semblent bien, pour nombre d’entre elles, et en fonction du contenu précis des critiques réalisées, caractériser l’infraction de discrédit sur une décision de justice. Pour autant, ces propos s’inscrivent dans le cadre d’un débat d’intérêt général et la répression de ces propos risquerait de constituer une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression des personnes concernées. Comme le relevait récemment la professeure Marthe Bouchet dans un colloque qui s’est tenu à l’Université de Lorraine le 4 avril, le rôle joué par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme aboutit à une forme de dépénalisation factuelle de ce type de propos.
La dernière raison, moins juridique, tient au piège que représenterait la répression de ces propos : si la justice venait à réprimer le discrédit qui est jeté sur ses propres décisions, cela risquerait d’entretenir une spirale contreproductive de critiques et d’attiser les oppositions contre l’institution judiciaire plutôt que de les apaiser. En ce sens, la critique du discrédit est sans doute aussi importante que sa répression.