Par Pierre Egéa, Professeur de droit public à l’Université Toulouse Capitole et Avocat à la Cour

Dans quelles circonstances est née la Cour de justice de la République ?

La Cour de justice de la République (ci-après CJR) a été créée par la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993, complétée par la loi organique du 23 novembre de la même année. Un certain nombre d’affaires, dont celle du « Carrefour du développement », avait illustré le caractère platonique du régime de responsabilité pénale des ministres sous la Vème République. Mais c’est l’affaire du sang contaminé qui a rendu insupportable aux yeux des citoyens l’impression d’impunité des membres du gouvernement, qui résultait des obstacles quasi-dirimants que l’ancien article 68 de la constitution réservait à toute action visant à engager leur responsabilité pénale.

À l’époque, la commission d’instruction de la Haute cour de justice, sur saisine du Parlement, avait constaté que les faits dont elle avait été saisie et qualifiés de non-assistance à personne en danger, étaient prescrits. D’autres faits pouvaient néanmoins être retenus sous une autre qualification. C’est dans ce contexte que fut décidé, dans l’urgence, un nouveau régime de responsabilité pénale des membres du gouvernement (Titre X de la Constitution) distinct de celui du Président de la République. La CJR a été ainsi créée (« bricolée » disait Guy Carcassonne) pour juger les ministres qui étaient en fonction au moment où s’était noué le drame du sang contaminé.

Elle a été conçue comme une juridiction pénale dont la compétence est spécifique pour connaître des actes des membres du gouvernement constituant des crimes ou délits commis dans l’exercice des fonctions c’est-à-dire, selon la jurisprudence de la cour de cassation, « ceux qui ont un rapport direct avec la conduite des affaires de l’État à l’exclusion des comportements concernant la vie privée ou les mandats électifs locaux ».

Qu’est-ce qui la démarque d’une juridiction que l’on pourrait dire « classique » ?

Ce sont essentiellement les circonstances qui expliquent la physionomie particulière de la CJR. La saisine de la CJR sur plainte des victimes (et non plus sur résolution des deux assemblées), l’exclusion des parlementaires de la commission des requêtes comme de la commission d’instruction, la présence de trois magistrats de la Cour de cassation dont l’un assure la présidence de l’institution sont autant de marqueurs de sa juridictionnalisation.

En revanche, le caractère mixte de la formation de jugement avec trois magistrats professionnels et douze parlementaires (six députés et six sénateurs), soit quatre-cinquième de ses membres, maintient l’institution dans une forme singulière d’échevinage – signifiant une juridiction mixte composée de magistrats professionnels et de juges citoyens – qui a pour double effet de politiser la justice pénale et de pénaliser l’activité politique. La justification de cette solution singulière reste à démontrer ; elle pose inévitablement le problème de l’impartialité et de l’indépendance de ses membres parlementaires, à l’égard de la personne accusée, ministre ou ancien ministre. L’absence de parties civiles au procès renforce le caractère exceptionnel de la procédure. Issu de circonstances dramatiques, le système est ainsi à la recherche d’un fragile équilibre entre des exigences contraires.

Quel bilan peut-on en tirer ?

Sur le plan strictement statistique, la création de la CJR et la possibilité offerte à toute personne s’estimant victime de porter plainte a eu des effets non négligeables. Plus d’un millier de plaintes ont été enregistrées depuis sa création. Elles sont traitées par la commission des requêtes composée de sept membres titulaires (trois magistrats de la Cour de cassation, deux membres du Conseil d’État, deux Conseillers-Maîtres à la Cour des comptes) qui apprécie souverainement les faits et juge de l’opportunité des poursuites.

Elle apparaît aujourd’hui comme l’organe central de la CJR puisqu’en toute hypothèse, qu’il s’agisse d’une plainte ou d’une saisine d’office du Procureur général près la Cour de cassation, le filtre de la commission des requêtes est une condition sine qua non. Après ce premier filtre, la commission d’instruction composée de trois magistrats du siège issus de la Cour de cassation procède à l’instruction in rem et in personam. En définitive, la multiplication des plaintes n’aura pas abouti à une inflation des procès : seuls onze jugements si l’on compte celui, à venir, du Garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti auront été rendus depuis 1993.

Pourquoi la Cour de justice de la République est-elle décriée ?

La spécificité de la CJR est source d’inévitables débats sur sa compétence, qui ont pu poser la question de la cohérence du système mis en place. En premier lieu, la distinction entre responsabilité politique et responsabilité pénale qui devrait être la pierre angulaire du système, n’est pas sans susciter des problèmes de frontières que l’extension du domaine du pénal ne cesse de déplacer. On ne peut oublier que la CJR est née pour régler une affaire qui aurait précisément dû relever des mécanismes de la responsabilité politique (le fameux « responsable mais pas coupable » de Georgina Dufoix).

Plus récemment, la mise en cause d’Agnès Buzyn dans la gestion du Covid rappelle qu’il existe une zone grise entre les deux domaines. En second lieu, la notion de « rapport direct avec la conduite des affaires de l’État » conduit parfois à des distinctions byzantines. A titre d’illustration, la CJR s’est estimée compétente pour juger et condamner Charles Pasqua à un an de prison avec sursis pour complicité d’abus de biens sociaux et complicité de recel dans l’affaire des contrats de la Sofremi, société de matériel de police liée au ministère de l’intérieur, tandis qu’elle déclinait sa compétence dans l’affaire Elf, estimant que le délit de complicité et de recel d’abus de biens sociaux reprochés à Roland Dumas n’avait aucun lien avec la détermination et la conduite de la politique de la Nation.

En outre, la limitation de la compétence de la CJR aux seuls membres du gouvernement à l’exclusion des coauteurs ou des complices conduit à des imbroglios juridiques inextricables, les uns étant jugés par la CJR, les autres par une juridiction de droit commun avec le risque difficilement évitable d’incohérence entre deux jugements rendus par deux entités distinctes à propos de mêmes faits. Dans cette hypothèse, la temporalité peut affecter une décision juridictionnelle. Il eût sans doute été plus difficile pour la CJR de relaxer Charles Pasqua dans l’affaire dite du casino d’Annemasse du chef de corruption passive si le procès s’était tenu après la reddition du jugement du tribunal correctionnel condamnant le coauteur de corruption active.

Ces difficultés techniques conduisent à s’interroger sur la justification idéologique d’une telle institution. La loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 s’est efforcée de conserver une forme d’autonomie du politique à l’égard du pouvoir juridictionnel en maintenant au profit des membres du gouvernement un privilège de juridiction. Les effets de ce privilège peuvent être mesurés à l’aune des quelques condamnations prononcées par la CJR soit qu’elles apparaissent très légères au regard de la peine encourue (affaire Gillibert), soit encore qu’elles soient prononcées assortie du sursis (affaire Pasqua), soit enfin que le prévenu soit dispensé de peine (affaire Hervé, affaire Lagarde). La CJR remplirait ainsi une fonction symbolique parfaitement illustrée par le contraste saisissant dans les rares décisions de condamnation entre la sévérité des motifs et la bienveillance du dispositif. A tous égards, le bilan est donc contrasté.

Quel avenir pour la Cour de Justice de la République ?

Les difficultés, sinon les impasses techniques de cette justice pénale spéciale sont suffisamment importantes pour nourrir le débat autour de la suppression du privilège de juridiction et de la CJR. François Hollande en avait fait une promesse de campagne, mais le projet de loi constitutionnelle du 14 mars 2013 qui prévoyait sa suppression a été abandonné. Le projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique présenté en conseil des ministres le 28 août 2019 réitère la formule de la suppression, en octroyant la compétence pour juger les membres du gouvernement à la Cour d’appel de Paris, tout en maintenant un mécanisme de filtre.

La réalité est qu’il n’est guère de solutions qui ne comportent quelques inconvénients. La suppression pure et simple d’un mécanisme protecteur emporterait des effets dévastateurs pour la vie publique. Les mises en cause tous azimuts auraient tôt fait de paralyser l’action gouvernementale. Le transfert de la compétence à la Cour d’appel de Paris ne règle pas la difficulté inhérente à la nécessaire prise en compte d’une spécificité de l’action politique.

Le maintien de la CJR moyennant la réduction de son champ de compétence pose la question centrale de la redéfinition des actes relevant du privilège de juridiction. Quelles que soient les propositions, elles conservent toutes néanmoins le système d’un filtre opéré par une commission – à l’image de l’actuelle commission des requêtes – apte à maintenir la distinction fondamentale entre responsabilité politique et responsabilité pénale. A cet égard, il est certain que le procès qui s’ouvre ce lundi 6 novembre 2023 et qui est le résultat inattendu d’un conflit ouvert entre le Garde des Sceaux en exercice et l’institution judiciaire (l’affaire commence par l’enquête administrative sur trois magistrats du parquet national financier) constitue pour la CJR un défi immense, celui de sa légitimité et peut-être de sa survie.