Affaire Joël Guerriau : sur quelle base juridique le parquet requiert-il un procès ?
Le parquet de Paris a requis le procès du sénateur Joël Guerriau, soupçonné d’avoir administré une substance à son insu à la députée Sandrine Josso. Décryptage.

Par Benjamin Fiorini, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université de Paris 8 Vincennes
Quel est le contexte de l’affaire ?
Le 14 novembre 2023, Sandrine Josso, députée Modem de Loire-Atlantique, s’était rendue au domicile parisien du sénateur Joël Guerriau qui fêtait sa récente réélection. Au cours de la soirée, Mme Josso, qui se trouvait alors seule avec le sénateur, a quitté son domicile précipitamment, déclarant s’être sentie droguée et en danger après avoir bu une coupe de champagne que lui avait servi M. Guerriau. Des analyses toxicologiques ont confirmé la présence dans son sang d’une forte quantité d’ecstasy.
Suite à l’ouverture rapide d’une information judiciaire, M. Guerriau a été mis en examen le 17 novembre 2023 du chef d’ « administration à une personne, à son insu, d’une substance de nature à altérer son discernement ou le contrôle de ses actes pour commettre un viol ou une agression sexuelle », délit puni de cinq ans d’emprisonnement et 75.000 euros d’amende.
Au terme d’une instruction de près de 18 mois, le parquet de Paris a requis, le 7 avril 2025, le renvoi de M. Guerriau devant le tribunal correctionnel. Il appartient désormais au juge d’instruction en charge de l’affaire de décider s’il entend suivre les réquisitions du parquet, ce qu’il fera s’il estime qu’il existe des charges suffisantes laissant penser que le sénateur a bien commis ce délit en lien avec la pratique de soumission chimique récemment mise en lumière par le procès Mazan.
La soumission chimique est-elle incriminée par le Code pénal français ?
À l’instar de la notion de « consentement » en matière de viol et d’agression sexuelle, l’expression « soumission chimique » n’apparaît pas expressément dans le Code pénal. Toutefois, une telle pratique, qui consiste à droguer la victime à son insu pour ensuite en abuser sexuellement, est implicitement réprimée depuis l’entrée en vigueur de la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Cette répression prend deux formes.
Premièrement, la soumission chimique a été érigée en infraction autonome, c’est-à-dire en délit à part entière. La loi précitée a en effet inséré dans le Code pénal un article 222-30-1 prévoyant que « le fait d’administrer à une personne, à son insu, une substance de nature à altérer son discernement ou le contrôle de ses actes afin de commettre à son égard un viol ou une agression sexuelle est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. » Pour être caractérisée, cette infraction suppose la réunion de deux éléments : d’une part, un élément matériel – le fait d’administrer la substance à la victime à son insu –, et d’autre part, un élément psychologique – administrer la substance dans l’intention d’abuser sexuellement de la victime.
Secondement, la loi du 3 août 2018 a fait de la soumission chimique une circonstance aggravante des viols et autres agressions sexuelles. En principe, l’auteur d’un viol encourt quinze ans de réclusion criminelle (article 222-23 du Code pénal), tandis que l’auteur d’une agression sexuelle autre que le viol, c’est-à-dire d’un contact sexuel imposé n’impliquant pas une pénétration ou un acte bucco-génital, encourt cinq ans d’emprisonnement et 75.000 euros d’amende (article 222-27 du Code pénal). Mais lorsque la commission de ces infractions a été facilitée par une soumission chimique, la peine encourue par l’auteur des faits passe à vingt ans de réclusion criminelle s’il s’agit d’un viol (article 222-24, 15° du Code pénal), et à sept ans d’emprisonnement et 100.000 euros s’il s’agit d’une agression sexuelle autre que le viol (article 222-28, 11° du Code pénal). Les mêmes peines et les mêmes aggravations sont encourues si ces infractions sexuelles n’ont pas été commises, mais tentées par l’agresseur qui ne serait pas parvenu à ses fins (article 121-6 du Code pénal).
Pour quelle infraction sexuelle le sénateur Joël Guerriau pourrait-il être jugé en correctionnelle ?
Le parquet de Paris a requis le renvoi de Joël Guerriau devant le tribunal correctionnel sur le fondement de l’article 222-30-1 du Code pénal qui, comme expliqué précédemment, incrimine implicitement la soumission chimique à titre autonome. Le parquet estime donc qu’il existe suffisamment d’éléments à charge laissant penser que le dépôt d’ecstasy dans le verre de la députée Sandrine Josso traduisait son intention de l’abuser sexuellement.
Pour autant, la tentative de viol ou d’agression sexuelle aggravée par l’emploi d’une telle manœuvre n’est pas retenue par le parquet. Cela s’explique par le fait qu’en droit français, la tentative suppose la réunion de deux éléments : (1) un commencement d’exécution, c’est-à-dire des actes qui, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, « tendent directement et immédiatement » à la commission de l’infraction ; (2) un échec dans la réalisation de l’infraction ne s’expliquant pas par la volonté de son auteur d’y renoncer (article 121-5 du Code pénal).
En l’occurrence, c’est vraisemblablement le premier élément qui ferait défaut, l’administration de la substance à la victime pour endormir sa vigilance n’étant pas considérée techniquement par la jurisprudence comme un commencement d’exécution de l’agression sexuelle, mais comme un acte préparatoire faisant désormais l’objet d’une incrimination spécifique.
Par ailleurs, la qualification d’administration de substances nuisibles prévue à l’article 222-15 du Code pénal ne semble pas avoir été retenue par le parquet, ce qui peut s’expliquer par deux considérations.
La première est qu’en raison du principe non bis in idem, nul ne peut normalement être condamné deux fois pour un même fait. Il s’ensuit qu’en cas de concours idéal de qualifications (cas où un seul fait, en l’occurrence l’administration d’ecstasy, peut correspondre à deux infractions), il convient normalement d’en choisir une seule (sauf lorsqu’elles protègent des valeurs sociales différentes, ce qui ne semble pas être le cas ici puisqu’elles consistent toutes les deux, selon le plan du Code pénal, en une violation de l’intégrité physique ou psychique de la victime).
La deuxième raison est qu’à l’heure du choix, les magistrats ont tendance à privilégier la qualification pénale qui (1) correspond le mieux à l’intention de l’auteur des faits et (2) l’expose à la peine la plus lourde. En l’occurrence, si le parquet est convaincu que l’intention véritable du sénateur était davantage d’abuser sexuellement la victime que de porter atteinte à son intégrité physique ou psychique (élément intentionnel de l’infraction d’administration de substances nuisibles), il est logique pour lui de privilégier la qualification spéciale prévue à l’article 222-30-1 du Code pénal, d’autant qu’elle expose le prévenu à une peine supérieure à celle encourue pour administration de substances nuisibles ayant entraîné une incapacité totale de travail inférieure à huit jours, laquelle est seulement de 3 ans d’emprisonnement et 45.000 € d’amende (article 222-13 du Code pénal).