Par Alice Dejean de la Bâtie, maître de conférences à l’Université de Tilburg

En quelques mots, qu’est-ce que l’« affaire Guerriau » ?

En novembre dernier, une enquête a été ouverte contre le sénateur de Loire-Atlantique Joël Guerriau des chefs de détention et usage de stupéfiants, ainsi que d’administration de substance nuisible commis afin de commettre un viol ou une agression sexuelle sur la personne de la députée Sandrine Josso. Mme Josso a en effet déclaré avoir brusquement quitté le domicile du sénateur, parce qu’elle s’était sentie droguée après avoir bu une coupe de champagne que lui avait servi le maître des lieux. Une analyse sanguine a révélé qu’elle était positive à l’ecstasy, et un sachet de cette substance a été découvert lors d’une perquisition au domicile de M. Guerriau. Tout en reconnaissant que la drogue lui appartenait, celui-ci invoque une « erreur de manipulation ». Il explique en effet que l’ecstasy était destinée à son usage personnel et n’avait été servie à son invitée que par inadvertance.

Quelles qualifications pénales pourraient être retenues contre M. Guerriau ?

Tout dépend de l’élément moral, du degré d’intention présent chez l’auteur des faits. En effet, sur le plan matériel, il semble acquis que M. Guerriau a servi à Mme Josso, à l’insu de celle-ci, une boisson contenant de l’ecstasy, une forme de la MDMA. Cette drogue de synthèse est un stimulant du système nerveux central qui possède des caractéristiques psychotropes. La MDMA étant classée en France comme stupéfiant, le sénateur risque au premier chef des poursuites pour détention et usage de stupéfiant (art. 222-37 du Code pénal).

De plus, la prise de MDMA s’accompagne d’une augmentation du rythme cardiaque, de palpitations, de bouffées de chaleur et d’une forte transpiration, et parfois également de déshydratation, vomissements, convulsions et hallucinations. L’administration d’une substance nuisible ayant porté atteinte à l’intégrité physique ou psychique de la victime – Mme Josso a notamment déclaré avoir senti son rythme cardiaque s’accélérer – au sens de l’article 222-15 du Code pénal, serait donc matériellement caractérisée. Sur le plan moral, les choses sont moins simples. Deux questions se posent.

Tout d’abord, M. Guerriau avait-il l’intention de servir la substance à sa victime ? Si la thèse de l’administration accidentelle était confirmée, le délit de l’article 222-15 ne saurait être retenu faute de caractérisation de l’intention délictuelle exigée par l’article 121-3 alinéa 1er du Code pénal. Les effets de la drogue n’ayant pas perduré, le sénateur pourrait toutefois tomber sous le coup de l’article 222-20 du Code pénal relatif aux violences involontaires ayant entraîné une ITT inférieure ou égale à trois mois. Ce texte exige une « violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement », c’est-à-dire une faute délibérée au sens de l’article 121-3, ce que le fait de garder des stupéfiants dans sa cuisine semble bien caractériser. La peine encourue par l’intéressé serait alors d’un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende.

Cependant, si l’enquête venait à révéler que M. Guerriau a intentionnellement servi un verre contenant de l’ecstasy à son invitée, la qualification d’administration de substances nuisibles pourrait être retenue, à moins qu’un autre dol soit également présent : l’intention d’agresser sexuellement son invitée. En effet, depuis 2018, l’article 222-30-1 du Code pénal incrimine de manière autonome « le fait d’administrer à une personne, à son insu, une substance de nature à altérer son discernement ou le contrôle de ses actes afin de commettre à son égard un viol ou une agression sexuelle ». La peine encourue pour ce délit est de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende.

Un sénateur accusé d’avoir drogué une députée, cela a de quoi surprendre. Le droit pénal attache-t-il de l’importance au fait que les protagonistes soient des parlementaires ?

Le retentissement médiatique de cette histoire n’est pas sans lien avec la fonction des personnes impliquées. Juridiquement, le fait qu’il s’agisse de parlementaires pourrait être pris en compte, à la fois sur le plan de la peine encourue et sur le plan procédural. En premier lieu, si la fonction d’élu n’est pas (encore) prise en compte en tant que telle par le Code pénal, leur qualité de parlementaires fait entrer Mme Josso et M. Guerriau dans la catégorie des « personnes chargées d’une mission de service publique » régulièrement utilisée dans le Code, notamment en matière de circonstances aggravantes. La loi prévoit ainsi, pour certaines infractions, une peine plus élevée lorsque la victime et/ou l’auteur est une personne chargée d’une mission de service public, à la condition que l’infraction ait été commise dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions. En l’espèce, il faudrait donc déterminer si le geste reproché au sénateur correspond à de telles circonstances, question qu’il est difficile de trancher sans en savoir davantage sur le contexte – amical, professionnel, politique – exact de la soirée au cours laquelle a eu lieu l’incident.

La répression de l’administration de substance nuisible étant calquée sur celle des violences volontaires, elle dépend à la fois du résultat du délit et du nombre de circonstances aggravantes cumulativement caractérisées. Si les faits étaient avérés, et si les juges venaient à considérer que la qualité de parlementaires des intéressés devait être prise en compte (et peut-être d’autres circonstances comme la préméditation), M. Guerriau encourrait l’une des peines aggravées prévues dans les cas où le délit a entraîné une ITT inférieure ou égale à 8 jours (art. 222-13 du Code pénal), dont la plus élevée est de sept ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende. En revanche, le Code pénal ne prévoit pas de circonstances aggravantes liées à la qualité de parlementaire de l’auteur ou de la victime en ce qui concerne le délit prévu à l’article 222-30-1.

Par ailleurs, si la qualification liée aux stupéfiants ou à l’administration de substances nuisibles était retenue, sa fonction d’élu pourrait faire redouter à M. Guerriau l’application de l’une des peines complémentaires de l’article 222-45 du Code pénal, en particulier l’inéligibilité ou l’interdiction temporaire ou définitive d’exercer une fonction publique. 

En second lieu, la qualité de sénateur de M. Guerriau aurait pu lui permettre de bénéficier de l’immunité parlementaire prévue à l’article 26 de la Constitution. Cependant, l’inviolabilité prévue par le deuxième alinéa de ce texte, qui exige en principe une autorisation du bureau du Sénat préalablement à toute mesure privative ou restrictive de liberté à l’égard d’un sénateur, n’est pas requise en cas de crime ou délit flagrant. En l’espèce, la dénonciation immédiate des faits par Mme Josso aux autorités et la découverte d’un sachet de MDMA au domicile de M. Guerriau lors d’une perquisition caractérisent la flagrance au sens de l’article 53 du Code de procédure pénale.

Joël Guerriau a immédiatement été mis au ban de son parti. Que penser de cette condamnation politique qui se passe de toute justice étatique ?

Dès le lendemain des faits, le bureau politique du parti de M. Guerriau, Horizons, a décidé « à l’unanimité » la suspension de l’élu et l’engagement d’une procédure disciplinaire pouvant mener à son exclusion. En outre, le président du Sénat lui a demandé de se « mettre en retrait de toutes ses activités liées à son mandat », et l’a invité à « démissionner de ses fonctions de secrétaire au bureau du Sénat et de vice-président de la commission des affaires estrangères ». Le parti Horizons a également publié un communiqué dans lequel il indique qu’il « ne tolérera jamais la moindre complaisance vis-à-vis des violences sexuelles et sexistes ».

A cet égard, la réaction du monde politique, qui fait écho à l’émoi suscité par cette affaire dans les médias, n’est pas en elle-même problématique sur le plan juridique. Conformément à l’article 4 de la Constitution, les partis sont libres de choisir leurs membres et d’exclure les personnes de leur choix, la seule limite étant le respect du droit. Or, aucune loi ne leur impose de conserver dans leurs rangs une personne contre laquelle des poursuites pénales sont engagées, mais qui n’a pas encore été condamnée. Contrairement à ce qui avait pu être avancé dans d’autres affaires impliquant des personnalités politiques soupçonnées d’avoir commis des infractions, notamment des violences sexuelles ou sexistes, la présomption d’innocence n’est pas une notion politique.

La seule et vraie limite légale, qui n’est pas des moindres, est le principe juridique de la présomption d’innocence tel qu’il est posé notamment par l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – ce qui lui donne valeur constitutionnelle – et par l’article préliminaire du Code de procédure pénale. À cet égard, les personnalités publiques amenées à s’exprimer sur l’affaire doivent prendre garde à ne pas déduire d’une condamnation politique une culpabilité juridique. Tant que M. Guerriau n’a pas été déclaré coupable par une juridiction, il est présumé innocent et bénéficie à ce titre d’une protection de sa personne dans le débat public. 

Or, l’empressement des politiques à condamner le sénateur n’est pas sans risque de dérapage. De récentes déclarations d’Edouard Philippe, président du parti Horizons, en donnent un exemple. Notamment lorsqu’il a affirmé « comprendre qu’il y a la présomption d’innocence », tout en jugeant « essentiel que les formations politiques sachent réagir vite lorsque l’un des leurs s’est rendu coupable ». Pour mémoire, outre la faute civile qu’elle constitue (art. 9-1 du Code civil), une déclaration portant atteinte à la présomption d’innocence est susceptible de caractériser une diffamation telle qu’elle est définie à l’article 29 de la Loi de 1881 sur la liberté de la presse. Lorsqu’elle est commise à l’encontre d’un parlementaire en raison de ses fonctions ou de sa qualité, la diffamation est passible d’une amende de 45 000 euros (art. 31 de la Loi de 1881).