Rejet des eaux contaminées de Fukushima dans l’Océan : une opération sous contrôle ?
Par Claire Portier – Maître de conférences en droit public, Université Savoie Mont Blanc – Et Pascale Ricard – Chargée de recherche au CNRS, Aix-Marseille Université
Comme annoncé par le gouvernement japonais le mardi 23 aout, le rejet, dans l’océan Pacifique, des eaux contaminées de la centrale nucléaire de Fukushima a débuté le jeudi 24 août 2023. Malgré le feu vert de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) donné dès le 6 juillet, ce plan controversé inquiète et suscite de vives critiques au Japon, comme à l’étranger. S’il n’y a là rien de surprenant, tant le nucléaire reste imprégné des tragédies qui ont résulté des usages militaires et civils de l’atome, il convient encore de comprendre les causes de cette opération, les risques qu’elle engendre et les enjeux juridiques qu’elle soulève.
Quelles sont les causes de ce rejet ?
La décision de relâcher progressivement les eaux contaminées dans la mer, à l’étude depuis déjà quelques années, est justifiée par l’épuisement de l’espace disponible sur le site de la centrale gérée par la compagnie Tepco dans les réservoirs qui accueillaient jusqu’à présent l’eau radioactive issue du processus de refroidissement des réacteurs endommagés. Cette opération, qui devra se dérouler sous le contrôle de l’AIEA et s’achever en 2050, est présentée par le gouvernement japonais comme la solution la plus raisonnable, à savoir la plus rapide et la moins onéreuse. Ce procédé n’est d’ailleurs pas inédit puisque certaines installations nucléaires comme l’usine de retraitement de La Hague ou la centrale de Sellafield y ont déjà recours. Les opposants à ce projet affirment néanmoins l’existence de solutions alternatives, comme le stockage à long terme, et dénoncent le manque de recherche menée sur ces questions. C’est notamment le cas de l’Association des instituts océanographiques américains, ou de certains États opposés aux rejets, au premier rang desquels la Chine et la Corée du Sud.
Que sait-on des risques engendrés par cette opération ?
Il faut savoir que l’eau évacuée de la centrale de Fukushima doit préalablement passer dans un système de filtration par absorption (« Advanced Liquid Processing System »). Il s’agit d’un système de pompage et de filtration capable de débarrasser l’eau contaminée de la plupart des radionucléides, à l’exception, principalement, du tritium. D’un point de vue technique, il est très difficile de faire disparaître le tritium de l’eau, car il constitue l’un des isotopes de l’hydrogène composant l’eau et la matière organique. Extrêmement mobile dans l’environnement, le tritium peut donc prendre toutes les formes de l’hydrogène. Il peut ainsi exister sous la forme de l’eau tritiée, mais également, par l’absorption de cette eau, intégrer le métabolisme des êtres vivants et se fixer aux molécules formant la matière vivante.
Cela dit, le tritium présenterait un risque radioactif relativement faible, ses effets biologiques se manifestant à très forte dose. La capacité du milieu océanique à tolérer cette pollution dépendra ainsi de la concentration en tritium des eaux évacuées et de leur volume. Or, le Japon a fixé une limite maximale de concentration en tritium des eaux rejetées à 1 km de la côte japonaise de 1 500 Bq/L, pour une limite de 22 TBq par an. En comparaison, le droit de l’Union européenne impose, pour l’eau de boisson, une référence de 100 Bq/L au-delà de laquelle une investigation doit être menée (mais sans dire que l’eau devient impropre à la consommation). Quant à l’Organisation mondiale de la santé, elle recommande une valeur guide de 10 000 Bq/L. Cette valeur a été fixée à partir du constat selon lequel la consommation régulière d’une telle boisson exposerait un individu adulte à une dose efficace annuelle de 0,1 mSv. Elle équivaut au millième de la dose maximale (1 mSv) fixée notamment par l’Union européenne pour l’exposition de la population à des rayonnements ionisants résultant de l’ensemble des activités nucléaires (en dehors de la radioactivité naturelle et médicale). Surtout, elle est nettement supérieure à la dose annuelle estimée à laquelle les individus seront exposés suite à la dilution des eaux contaminées de Fukushima dans l’océan Pacifique (entre 0,000 002 à 0,000 04 mSv/an, avec un maximum de 0,01 mSv en cas de rejet accidentel).
Il faut toutefois se garder de minimiser les risques engendrés par l’opération japonaise. D’une part, la communauté scientifique s’accorde à souligner le manque de connaissances sur le tritium et tend à alerter la banalisation de son rejet dans l’environnement. Une telle banalisation pourrait engendrer des effets cumulés non négligeables à long terme, ces rejets s’ajoutant non seulement à la quantité immense de déchets radioactifs relâchés lors de l’accident en 2011, mais aussi aux rejets opérationnels des activités nucléaires civiles, sans compter les nombreuses autres menaces qui pèsent sur les océans. D’autre part, et surtout, les difficultés et l’impact sur la population pourraient davantage survenir des craintes suscitées par le rejet de l’eau tritiée que du rejet lui-même. Les risques réputationnel et économique s’avèrent particulièrement préoccupants pour les pêcheurs et les autres opérateurs économiques de la mer du fait des sanctions mises en place et menaces de sanctions unilatérales prononcées par les pays voisins et en particulier la Chine.
Tepco pourrait-il voir sa responsabilité civile engagée ?
En tant qu’exploitant nucléaire de la centrale de Fukushima, Tepco pourrait être tenu responsable des dommages susceptibles de résulter du relâchement des eaux contaminées. En effet, comme les conventions internationales sur la responsabilité civile nucléaire, auxquelles le Japon n’est pourtant pas partie, la loi nippone ne conditionne pas la responsabilité (sans faute et exclusive) de l’exploitant à la survenance d’un accident d’une quelconque ampleur. Elle conditionne sa responsabilité au seul fait que l’exploitation d’une installation nucléaire (qui inclut a priori la phase de démantèlement) ait pu causer un « dommage nucléaire ». Mais à la différence des textes internationaux, cette loi définit abstraitement le « dommage nucléaire » comme le dommage causé par « l’effet de la fission nucléaire, ou par l’effet de la radioactivité ou de la toxicité des combustibles nucléaires [auxquels sont assimilés les déchets radioactifs, à l’instar du tritium] » (art. 2).
Il est donc très difficile de préciser les dommages susceptibles d’en faire l’objet, notamment ceux dont pourraient demander réparation les pêcheurs japonais souffrant d’un déficit commercial. Suivant la ratio legis de ce droit spécial, ces dommages, constitués par un manque à gagner en relation avec une jouissance de l’environnement, n’auraient pas vocation à être réparés, car ils résulteraient davantage d’une crainte des consommateurs du risque radioactif, que de la réalisation concrète de celui-ci.
Pour cela, les conventions internationales (de Paris et de Vienne) n’autorisent la réparation d’un tel manque à gagner qu’à la condition que l’environnement ait subi une dégradation importante. Cependant, le juge japonais a déjà admis que des dommages engendrés par la peur du risque de contamination puissent être indemnisés, dès lors que cette peur est jugée raisonnable pour une personne ordinaire. Théoriquement, il n’est donc pas exclu que de telles demandes soient introduites, ce qui explique, peut-être, que le gouvernement japonais ait déjà prévu la création d’un fonds destiné à subventionner l’industrie de la pêche dans la région de Fukushima. Quant à l’hypothèse dans laquelle la radioactivité des eaux de Fukushima devait véritablement engendrer des dommages nucléaires, la difficulté principale sera encore d’établir le lien de causalité.
Qu’en est-il de la responsabilité internationale du Japon ?
Pour les États riverains ou les institutions opposés à l’opération comme la Corée du Sud, la Chine ou encore l’ONG Greenpeace, ce rejet constitue une violation du droit international.
Il pourrait en effet être considéré comme une pollution marine, au sens de l’article 1(4) de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) du 10 décembre 1982 — ratifiée par le Japon en 1996. Les États ont en effet non seulement l’obligation générale, en vertu de cette Convention, de « protéger et préserver le milieu marin » (article 192), mais aussi de prendre « toutes les mesures compatibles avec la Convention qui sont nécessaires pour prévenir, réduire et maîtriser la pollution du milieu marin » ; ils doivent faire en sorte « que les activités relevant de leur juridiction ou de leur contrôle le soient de manière à ne pas causer de préjudice par pollution à d’autres États et à leur environnement et pour que la pollution résultant d’incidents ou d’activités relevant de leur juridiction ou de leur contrôle ne s’étende pas au-delà des zones où ils exercent des droits souverains » (article 194[1] et [2]). Enfin, le paragraphe 3 du même article insiste sur le fait que « les mesures prises en application de la présente partie doivent viser toutes les sources de pollution du milieu marin. Elles comprennent notamment les mesures tendant à limiter autant que possible : a) l’évacuation de substances toxiques, nuisibles ou nocives, en particulier de substances non dégradables, à partir de sources telluriques, depuis ou à travers l’atmosphère ou par immersion (…) ». La qualification des rejets comme source de pollution pourrait donc ouvrir la voie à l’engagement de la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite.
Par ailleurs, la Convention de Londres sur la prévention de la pollution des mers résultant de l’immersion des déchets et d’autres matières de 1972, elle aussi ratifiée par le Japon, interdit explicitement l’immersion — définie comme « l’élimination délibérée dans la mer de déchets ou autres matières à partir de navires, aéronefs, plates-formes ou autres ouvrages artificiels (…) » — des substances radioactives. Au-delà des conventions, le principe de prévention des dommages à l’environnement constitue un principe coutumier du droit international et peut à lui seul suffire à fonder la responsabilité des États pour des faits de pollutions transfrontières.
Enfin, si l’article 204(2) de la CNUDM, qui indique que les États « surveillent constamment les effets de toutes les activités qu’ils autorisent ou auxquelles ils se livrent afin de déterminer si ces activités risquent de polluer le milieu marin » semble pour l’instant respecté, du fait des nombreux contrôles mis en place a posteriori, les opposants dénoncent également l’absence de réalisation d’une étude d’impact environnemental préalable, y compris sur les effets transfrontières, processus qui constitue pourtant une obligation générale en droit international de l’environnement. Pour que la responsabilité internationale du Japon soit mise en œuvre, il faudrait néanmoins que l’un des États s’estimant lésé démontre le caractère suffisamment direct et certain du préjudice (y compris écologique) ainsi que la violation des obligations en question. Le différend pourrait éventuellement être porté devant une juridiction internationale.