Par Pauline Trouillard, docteure en droit de Paris 2 et Affiliate Fellow à Yale, chercheure à Nanterre/CNRS

Un juge de Philadelphie autorise la loterie d’Elon Musk

La veille des élections américaines, le juge Angelo Foglietta de Philadelphie a rejeté la demande du procureur de district de la ville de Philadelphie, Larry Krasner, qui visait à émettre une injonction d’urgence contre Elon Musk et à mettre un terme à la loterie organisée par ce dernier. Selon le procureur, cette loterie contrevenait aux lois de l’État de Pennsylvanie régissant les jeux de hasard, The State lottery law (72 Pennsylvania Statute § 3761- 101; 3761-303; 61 Pa. Code § 801.3), car elle n’était notamment pas supervisée par les autorités de l’État, comme l’exige la loi. Il considérait également, selon la presse américaine, qu’elle était trompeuse pour les citoyens, car les règles n’avaient pas clairement été expliquées.

L’avocat du comité d’action politique d’Elon Musk a plaidé au cours de l’audience que la loterie à un million de dollars lancée par Elon Musk ne tombait pas sous le coup des lois régissant les jeux de hasard. Reprenant les arguments du procureur, il a argué qu’il ne s’agissait en réalité que d’une fausse loterie puisque les prétendus « gagnants » étaient choisis parmi un groupe restreint et avaient signé un contrat rémunéré avec l’organisation politique pro-Trump, America PAC. 

Sans transmettre les motivations de son jugement, le juge Angelo Foglietta a autorisé la loterie organisée par Elon Musk, laquelle devait se terminer le 5 novembre, jour des élections américaines. Cette solution n’a rien de surprenant tant le contour des lois électorales aux Etats-Unis est flou, du fait de l’interprétation libertarienne du Premier Amendement. 

La loterie organisée par Elon Musk est-elle compatible avec la « sincérité du scrutin » ?

Aux États-Unis, la loi fédérale interdit à quiconque de payer une personne pour qu’elle vote ou s’abstienne de voter pour un candidat lors d’une élection. Ce phénomène est appelé vote-buying, et ceux qui s’y risquent s’exposent à des sanctions pénales : amendes ou peines de prison entre un et deux ans. Le vote-buying est interdit en démocratie, car on considère que si les représentants pouvaient acheter le vote de leurs électeurs, le scrutin électoral ne serait pas représentatif de la volonté nationale : les électeurs auraient voté pour de mauvaises raisons.  

Toutefois, le fait de proposer aux électeurs de signer une pétition pour avoir une chance de gagner un million de dollars chaque jour jusqu’à l’élection du 5 novembre ne rentre pas dans les limites du vote-buying. Rien n’oblige en effet les personnes qui auront signé cette pétition à voter pour Donald Trump. Celle-ci a seulement pour objectif de défendre les deux premiers amendements de la Constitution américaine sur la liberté d’expression et le droit de porter des armes. Ces deux revendications sont tout de même au centre de la campagne trumpiste, et pour cette raison, on peut se demander si les dépenses engagées par Elon Musk ne peuvent pas être considérées comme des dépenses électorales. 

 « Money is speech ». Quels sont les contours de la liberté d’expression à l’américaine ?

Depuis quelques décennies, la Cour Suprême états-unienne a adopté une conception assez extrême de la liberté d’expression protégée par le Premier Amendement à la Constitution. On qualifie communément cette nouvelle conception de « libertarienne ». La Cour a en effet utilisé le Premier Amendement de façon régulière pour invalider certaines réglementations adoptées par le Congrès ne visant pas directement l’expression, mais les activités économiques. Elle a également utilisé le Premier Amendement pour invalider certaines règles relatives au financement électoral.

Dans un arrêt Buckley v. Valeo rendu en 1976, la Cour a invalidé une loi régulant la somme d’argent qu’un candidat pouvait utiliser pour financer sa campagne électorale. Elle a considéré que les dépenses électorales des candidats était une forme d’expression politique, la plus protégée par le Premier Amendement. Elle a donc établi que les candidats pouvaient utiliser autant de ressources personnelles qu’ils le souhaitaient pour financer leurs campagnes électorales. Les tentatives redistributives du législateur, dans le but d’assurer l’équité financière de la campagne électorale, sont donc contraires au Premier Amendement.

Dans un arrêt encore plus contesté, Citizens United v. Federal Election Commission du 21 janvier 2010, la Cour suprême a jugé qu’une loi limitant les dépenses électorales des entreprises, des ONG, des syndicats et d’autres associations violerait la liberté d’expression de ces personnes morales. Elle a réaffirmé que les dépenses électorales sont une forme d’expression politique essentielle à la démocratie, et que la « publicité politique » visaient à conseiller les électeurs quant aux personnes ou entités hostiles à leurs intérêts. Le fait que les plus riches aient plus de chances et d’occasions de s’exprimer grâce à leur argent n’est pas contraire au Premier Amendement, selon la Cour, car les richesses de chacun sont des données non juridiques sur laquelle la Cour n’a pas vocation à intervenir.

La même année, une cour fédérale a rendu l’arrêt Speechnow.org v. FEC, qui a annulé, sur le fondement du Premier Amendement, les limitations des contributions à des groupes indépendants qui n’étaient pas coordonnés avec les candidats.  

Ces deux décisions ont mené à la création des Super PACs, des comités de campagne indépendants, qui ont conduit à une augmentation significative des dépenses électorales.

Comment s’organise le financement des campagnes par les Super PACs ?

Comme en France, les dons aux partis politiques et aux PACs (Political Action Committees) sont réglementés aux Etats-Unis. Les PACs sont des organisations exonérées d’impôts qui regroupent les contributions de campagne de leurs membres et les utilisent pour soutenir ou s’opposer à des candidats. Ils peuvent être financés par des particuliers, par d’autres PACs ou par des organisations politiques, mais les dons des entreprises sont interdits, et il existe des plafonds stricts concernant les dépenses personnelles. Par exemple, un électeur peut donner jusqu’à 3000 dollars par candidat par cycle électoral, 5000 dollars par PAC et 10.000 dollars par parti politique chaque année.

Cependant, depuis la création des Super PACs après les décisions de 2010, le financement des campagnes électorales est bien moins encadré. Les Super PACs sont soumis à seulement trois règles : ils ne peuvent pas financer directement un candidat, ils ne doivent pas se coordonner avec un candidat, et ils doivent rendre publique la source de leurs contributions.

Ainsi, Elon Musk, en créant America PAC, un Super PAC soutenant Donald Trump, peut légalement contribuer à hauteur de plusieurs millions de dollars.

Ce nouvel épisode illustre parfaitement les limites états-uniennes du concept « money is speech », car les plus riches peuvent utiliser leurs richesses à des fins électorales et influencer considérablement le scrutin grâce à la publicité politique illimitée.