Par Laure de Saint-Pern, Maitre de conférences à l’Université Paris-Cité

Quel est le contexte des décisions rendues dans l’affaire Sistersong v. State of Georgia ?

En 2019, l’Etat de Géorgie a adopté une loi, le Living Infants Fairness and Equality (LIFE) Act 2019), interdisant l’avortement survenant après que l’embryon a produit un « battement de cœur humain détectable » (art. 4), soit environ six à huit semaines de grossesse. Auparavant, la loi de l’Etat de Géorgie prévoyait qu’il était possible d’avorter jusqu’à la « viabilité » de l’embryon, soit vingt à vingt-deux semaines de grossesse.

Dans notre affaire Sistersong v. State of Georgia, la Cour suprême de Géorgie avait rendu une décision en octobre 2023 abordant une question de constitutionnalité de la loi de 2019 : cette loi était-elle conforme à la Constitution géorgienne ? En effet, ladite loi semblait contraire à la Constitution fédérale autorisant le droit à l’avortement via la jurisprudence Roe v. Wade, encore en vigueur en 2019. Autrement dit, le LIFE Act était-il nul ab initio ? La Cour suprême de Géorgie a conclu que le LIFE Act n’était pas contraire à la Constitution fédérale en ce que, au jour où elle statuait, la jurisprudence Dobbs avait renversé la jurisprudence Roe.

La Cour suprême de Géorgie a ensuite renvoyé l’affaire devant le tribunal de première instance pour qu’il se prononce sur les autres allégations des plaignants selon lesquelles l’interdiction viole les droits à la vie privée (privacy) et à l’égalité (equality) garantis par la Constitution géorgienne.

Quelle est la teneur de la décision du 30 septembre 2024 annulant la loi interdisant l’avortement au-delà de six semaines ?

Examinant les prétentions de l’association requérante, le juge de la Superior Court of Fulton County affirme que la loi LIFE Act, restreignant le délai d’avortement, est contraire à la Constitution de Géorgie. Plus précisément, la loi viole le droit sur son propre corps, composante du droit au respect de la vie privée (liberty of privacy).

Au nom de ce droit, le juge rappelle que toute personne doit pouvoir prendre des décisions médicales sur son propre corps. A ce titre, l’avortement est-il une décision médicale sur son propre corps alors qu’il implique également le fœtus ? Conformément à la jurisprudence de l’Etat de Géorgie, le juge répond positivement tout en précisant que des limites doivent être posées en opérant une balance entre les intérêts de la mère et ceux du fœtus.

Dès lors, le juge insiste sur le fait que l’Etat ne peut forcer une femme à porter un enfant contre sa volonté, en faisant même une référence à la série télévisée Handmaid’s Tail (“La servant écarlate”) : « it is not for a legislator, a judge or a Commander from The Handmaid’s Tail to tell these women what to do with their bodies during this period when the foetus cannot survive outsid the womb any more so than society could – or should – force them to serve as a human tissue bank or to give up a kidney for the benefit of another”.

Toutefois, le juge rappelle qu’il s’agit d’un droit qui n’est pas illimité : « Lorsqu’un fœtus grandissant à l’intérieur d’une femme atteint la viabilité, lorsque la société peut assumer le bien-être et la responsabilité de cette vie séparée, alors, et seulement alors, la société peut intervenir ». La loi antérieure prévoyant la possibilité d’avorter jusqu’à la viabilité du fœtus, soit vingt semaines environ, semble une limite acceptable. Tous ces arguments conduisent le juge à conclure à l’annulation de certaines dispositions de la loi Life Act pour inconstitutionnalité.

Comment s’articule cette décision avec la jurisprudence fédérale Dobbs v. Jackson de 2022 ?

Dans l’arrêt Dobbs v. Jackson de 2022, la Cour suprême des Etats-Unis a opéré un revirement spectaculaire de la jurisprudence Roe v. Wade. Le recours à l’avortement n’est plus protégé au niveau fédéral mais délégué au niveau des Etats fédérés. Dès lors, chaque Etat peut choisir d’autoriser, de restreindre ou d’interdire l’avortement. Plusieurs Etats ont alors voté des législations interdisant l’avortement, vivement critiquées par les associations de défense des droits des femmes. Plusieurs femmes sont tragiquement décédées en raison d’avortements clandestins ou de défaut de soins dans ce cadre, notamment en Géorgie en 2022.

Ici, comme nous l’avons évoqué, la Cour Suprême de Géorgie a estimé que la loi de 2019 n’était pas contraire à la Constitution de l’Etat de Géorgie en ce qu’elle n’était pas non plus contraire à la Constitution fédérale. Le juge de première instance estime quant à lui que la loi de 2019 est contraire à la Constitution de l’Etat de Géorgie parce qu’elle viole le droit au respect de la vie privée et le droit à l’égalité, garantis par ladite Constitution. Aussi, la décision du juge n’est pas en contradiction avec la décision de la Cour Suprême de Géorgie ; elle ne s’appuie tout simplement pas sur le même fondement juridique.

C’est la raison pour laquelle le procureur général de l’Etat de Géorgie a formé un recours devant la Cour suprême de Géorgie. Le 7 octobre 2024, ladite Cour suprême a rendu une ordonnance suspendant la décision du 30 septembre 2024 sans statuer sur le fond. Le délai de six semaines est donc rétabli, au moins provisoirement, pour empêcher toute insécurité juridique au sein des services médicaux. En effet, des médecins pourraient penser qu’ils peuvent pratiquer des avortements au-delà de six semaines de grossesse en raison de l’annulation de la loi LIFE Act et risqueraient d’être poursuivis en justice ultérieurement si la décision de justice venait à être infirmée. D’autres médecins pourraient refuser de pratiquer des avortements car ils craindraient que leur responsabilité professionnelle ne soit engagée. Ces situations de flou juridique pourraient avoir des conséquences tragiques pour les femmes enceintes. Cette ordonnance stabilise la situation mais elle est provisoire et ne préjuge pas du fond. Il faudra donc observer quel raisonnement suivra la Cour suprême dans les semaines à venir.

Ainsi, force est de constater que la jurisprudence Dobbs a bouleversé l’ordre établi aux Etats-Unis. Et cela soulève des questions juridiques de droits fondamentaux et de droit constitutionnel en cascade. Sans doute qu’en droit français, la règle est plus claire maintenant que l’article 34 de la Constitution dispose que : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ». Encore que, parmi les « conditions » de cette liberté garantie constitutionnellement, se trouve la détermination du délai qui pourrait être allongé mais aussi réduit par la volonté du législateur…