Par Olivier Beaud, Professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas


Les mesures prises par l’administration Trump à l’encontre des universités violent-elles la liberté académique protégée par le Premier Amendement ?

Avant de répondre à votre question, il faut d’abord préciser que les mesures prises par l’administration Trump ne visent pas seulement les Universités, mais le monde de la science et de la recherche dans son entier. L’attaque est globale et massive, dépassant les seules Universités. Elle témoigne d’une hostilité, proprement hallucinante, à l’égard de la science et de la connaissance. De ce point de vue, les mesures les plus graves, pour l’instant, prises par Donald Trump concernent les suppressions de crédits fédéraux concernant la recherche sur le changement climatique.

Pour en revenir à votre question, il faut y répondre en commençant par le constat essentiel selon lequel la liberté académique (academic freedom) en tant que telle n’est pas garantie par la Constitution des Etats-Unis, ni d’ailleurs par une quelconque loi fédérale. C’est le cas, je précise aussi en France, pour ce qui concerne l’aspect constitutionnel (car le principe constitutionnel d’indépendance des professeurs ne porte pas sur la liberté académique en tant que telle). C’est d’ailleurs parce que la liberté académique n’est pas reconnue en tant que telle par la constitution que les juristes américains et la Cour suprême ont dans certains cas, estimé que la liberté académique pouvait être protégée indirectement lorsqu’on pouvait l’interpréter comme une liberté d’expression.

Une telle qualification a permis à la Cour suprême dans certains cas de se fonder sur le 1er Amendement qui protège la liberté de parole (free speech). La jurisprudence de la Cour est d’ailleurs tout sauf claire, à tel point qu’il a fallu un livre entier à un professeur de droit américain pour démontrer qu’il fallait distinguer, au sein de cette jurisprudence confuse, entre un droit du Premier Amendement relatif à la liberté académique et un droit du Premier Amendement relatif à la liberté d’expression (David Rabban, Academic Freedom: From Professional Norm to First Amendment Right, Harvard University Press, 2024).  Ce plaidoyer en faveur de l’autonomie du concept de liberté académique est convaincant, mais il n’en demeure pas moins que, limitée au seul domaine de la liberté d’expression, la liberté académique est donc partiellement garantie par le droit constitutionnel américain (voir C. Fernandes, « Trump contre la liberté académique : les juges, derniers remparts contre l’assaut autoritaire » Conversation France, 1er avril 2025).  

Le plus intéressant dans la jurisprudence de la Cour suprême tient à la définition qu’elle a proposé du contenu de cette liberté en tant que celle-ci se rapporte à l’institution universitaire : « la liberté de déterminer qui enseigne, ce qui est enseigné, comment cela doit être enseigné et qui peut étudier » (résumé des principales décisions de la Cour suprême donné par Margaux Bouazziz, « Les menaces sur la liberté académique aux États-Unis », Blog de Jus Politicum, du 25 avril 2025). Mais à notre connaissance, la Cour suprême n’a jamais fait l’effort d’identifier les composantes de la liberté académique en tant qu’elle est une liberté professionnelle attribuée aux universitaires (la liberté académique « individuelle »).

Pour conclure, contrairement à ce que l’on pourrait croire, la liberté académique n’est donc pas spécialement bien garantie par le droit aux Etats-Unis. Mais ce n’est pas étonnant car le même constat vaut aussi pour les droits européens. La liberté académique relève essentiellement de la soft law et plus généralement des mœurs universitaires.

Sur quels fondements juridiques l’Université Harvard peut-elle s’appuyer pour contester le gel des financements fédéraux ?

Ici aussi, une précision liminaire s’impose qui tient à l’architecture juridique des Universités aux Etats-Unis. Les principales d’entre elles, et les plus prestigieuses (celles de l’Ivy League), sont des Universités privées, richement dotées. Il en résulte que les plus riches d’entre elles sont largement indépendantes du pouvoir, que ce soit le pouvoir le plus proche, l’Etat fédéré (l’Etat du Massachussets pour Harvard), ou le pouvoir « lointain » qui est l’Etat fédéral, le federal government). Mais quoique fort riches, ces Universités bénéficient dans certains cas de l’aide fédérale. C’est ce levier que l’administration Trump veut utiliser, et ce qu’il fait avec l’Université de Harvard en utilisant son arme fatale qui est le « décret présidentiel » (Executive Order).

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Deux remarques à ce sujet peuvent être faites.

La première est celle du constitutionnaliste qui observe, à regret, que la présidence impériale ne remonte pas à Trump, mais lui était antérieure. Il s’est développé une regrettable tendance du pouvoir exécutif, de la présidence donc des Etats-Unis, à agir de manière unilatérale avec l’aide des Executive Orders. Bruce Ackerman avait, il y a plus d’une dizaine d’années, dénoncé cette tendance dans un livre marquant (The Decline and Fall of the American Republic (2013)). Trump s’est engouffré dans cette brèche en multipliant les décrets présidentiels dans les premiers jours de son second mandat. Cependant, il convient de préciser qu’il avait déjà commencé son ingérence dans les universités américaines à la fin de son premier mandat (voir les détails dans l’article très informé d’Audrey Bachert-Peretti, « Liberté académique et pressions politiques aux États-Unis : entre violence et silence, l’université sous tension », RDP 2024 (n°4)).

La seconde remarque est capitale concernant votre question car Donald Trump, pour lutter contre Harvard, a édicté un décret présidentiel du 29 janvier 2025 (intitulé Additional Measures to Combat Anti-Semitism) destiné à lutter contre l’antisémitisme. Ce texte a instauré une « Task Force » interministérielle qui vise à coordonner les efforts que doit déployer chaque ministère (Department) pour enquêter sur l’antisémitisme qui régnerait dans certains lieux publics et notamment à l’Université. Or, c’est précisément cette Agence (Task Force) qui, le 4 avril 2024, a annoncé à l’Université d’Harvard le gel de plus de deux milliards d’euros.

Le principal argument juridique qui peut être avancé pour contester en justice une telle suspension est d’ordre constitutionnel. Ce n’est pas le pouvoir exécutif – la Présidence et ses organes – qui est compétent pour décider de l’attribution ou du retrait des fonds fédéraux. Ce fameux « spending power » ne peut donc pas être exercé par le président des Etats-Unis qui empiète sur l’autre branche du gouvernement. Sur cette question capitale, on attend avec impatience ce qu’en diront les juges fédéraux.

Toutefois, le droit des subventions fédérales accordées aux Universités est essentiellement régi par des lois fédérales. Or, de ce point de vue, il semblerait que celles-ci prévoient des règles procédurales concernant l’octroi et le retrait de ces fonds qui n’ont pas été respectées par Trump, au moins dans le cas du retrait de fonds fédéraux à l’Université de Columbia (on renvoie au billet de blog suivant Liberté académique et pressions politiques aux États-Unis : entre violence et silence, l’université sous tension qui est cité par Margaux Bouazziz « Les menaces sur la liberté académique aux États-Unis », Blog de Jus Politicum, du 25 avril 2025).

À la lumière de ces affrontements, la liberté académique est-elle aujourd’hui menacée aux États-Unis ?

Il faudrait d’abord préciser qu’aux Etats-Unis, la liberté académique était en danger avant le double mandat de Trump. En effet, les Universités américaines n’ont pas su résister à la pression des étudiants issus des « minorités » invoquant les causes identitaires (lutte contre le racisme, l’homophobie ou la transphobie) et versant dans ce qu’il faut bien appeler l’idéologie « woke » ou de la « cancel culture ». Au nom de celle-ci, il y eut d’évidentes atteintes à la liberté d’expression et à la liberté d’enseignement des professeurs qui ont été tolérées par les managers des Universités « progressistes ». Ceci a abouti, dans les Universités américaines, à ce que Laurent Dubreuil a appelé dans son livre « La dictature des identités » (Gallimard, 2019). Une partie de ce que fait Donald Trump à ce propos est une forme de « retour de bâton », de sorte qu’il ne serait pas mauvais que ces Universités prestigieuses, Harvard comprise, fassent une sorte d’examen de conscience de ce qu’elles ont laissé faire dans leur propre établissement.

Cela étant dit, et pour en revenir à la triste actualité universitaire états-unienne, il faut cette fois souligner qu’on ne doit plus parler de menaces, mais de véritables atteintes à la liberté académique de la part de Trump et son équipe. La question se pose d’ailleurs de savoir si les événements qui se passent en ce moment sont comparables au trop célèbre épisode du mac-carthysme. La « chasse aux sorcières » de l’époque, visant les communistes, avait surtout visé le monde culturel et le monde académique. Il faut se souvenir que dans certaines Universités, les universitaires ont dû, pour prolonger leur contrat, déclarer sous serment qu’ils n’étaient pas membre d’un parti subversif, et même que certains d’entre eux furent licenciés pour leurs liens réels ou supposés avec le parti communiste. A l’époque, la liberté académique ne les avait pas du tout protégés (nous avons évoqué le cas du serment de Berkeley dans notre livre, Le savoir en danger (Menaces sur la liberté académique 2021)).

On peut craindre que l’épisode trumpiste soit encore plus préoccupant tant les atteintes ici semblent multiformes, donnant lieu à une ingérence de l’Etat fédéral dans tous les domaines – du contenu des enseignements à l’orientation de la recherche. Le plus grave est que cette politique trumpiste révèle un populisme « anti-science » ou « anti-scientifique » qui touche au plus crucial, à savoir les sciences dures – ce qui n’existait pas à l’époque du mac-carthysme. Les conséquences d’une telle politique risquent d’être dévastatrices pour la recherche et pour la santé publique, non seulement aux Etats-Unis, mais dans le monde entier.  On pourrait dire en un sens que ces attaques contre la liberté académique aux Etats-Unis nous concernent tous.