La « force de réassurance » : les enjeux de l’envoi de troupes françaises en Ukraine
A l’issue d’un sommet extraordinaire réunissant une trentaine de pays, le 27 mars 2025, le Président de la République française a déclaré que la France envisageait de participer à une « force de réassurance », qui serait déployée sur le territoire ukrainien. Ce n’est pas la première fois que ce concept est mobilisé. Le Premier Ministre britannique y faisait déjà référence lors de sa rencontre le 27 février avec le Président américain Donald Trump.

Par Luc Klein, Professeur de droit public à l’Université Reims Champagne-Ardenne
Quelle forme prendrait la force de réassurance évoquée par Emmanuel Macron ?
Selon les termes employés par Emmanuel Macron, la force de réassurance prendrait la forme d’un déploiement de troupes en Ukraine, mais uniquement après la conclusion d’un cessez-le-feu avec la Russie. Cette force n’aurait pas pour ambition d’être une force d’interposition entre les deux belligérants, et ne s’inscrirait pas dans une logique de neutralité. Tout au contraire, la force de réassurance est prescrite dans le contexte d’un soutien à l’Ukraine.
Le contexte de la force de réassurance : une force de l’ONU ou de l’OTAN ?
Dans le format choisi, l’initiative portée par la France et le Royaume-Uni ne s’inscrit pas dans le cadre connu des missions de Casques bleus de l’ONU. Ces derniers interviennent également à la suite d’un cessez-le-feu, mais adoptent une position de neutralité. Pour leur déploiement, un accord des deux belligérants est requis, ce qui n’est pas le cas de la force de réassurance. Celle-ci se conçoit comme une force de dissuasion, en soutien à l’un des belligérants, avec l’objectif de le protéger d’une reprise des combats.
Etranger au vocabulaire de l’ONU, la force de réassurance n’est cependant pas une nouveauté. On en retrouve en effet la trace dans la doctrine de l’OTAN, plus particulièrement dans les déclarations de Barack Obama en 2014. Déjà dans le contexte ukrainien, le Président des États-Unis d’alors avait proposé la European Reassurance Initiative – l’initiative européenne de réassurance. L’objectif de cette initiative était d’offrir une assurance aux États d’Europe de l’Est, par une augmentation des forces américaines et le pré-positionnement de matériels militaires. Dès son origine, le concept de « force de réassurance » est donc marqué comme une mesure de dissuasion, dirigée contre la Russie.
Pour autant, dans sa version 2025, la force de réassurance reste entourée d’un flou certain. Le détail de son déploiement n’a pas été abordé, ce qui laisse la porte grande ouverte aux spéculations. En l’état, la proposition du Président français et du Premier Ministre britannique, Keir Starmer, reste donc très hypothétique. Déjà, elle repose sur le préalable d’un cessez-le-feu, auquel la Russie se refuse toujours. Ensuite, elle suppose de définir un subtil équilibre, car il s’agit de dissuader la Russie, sans toutefois la provoquer.
Qui prendrait la décision en droit français ? La dyarchie exécutive en matière de défense.
La controverse sur le partage des compétences en matière de défense est connue. Tandis que l’article 15 de la Constitution fait du Président le « chef des armées » et le président des conseils et comité de défense, l’article 20 met la force armée à la disposition du Gouvernement, et l’article 21 confère au Premier Ministre la responsabilité de la défense nationale. Pour lever les ambiguïtés, il suffit cependant de se tourner vers le Code de la défense. Aux termes de l’article L.1131-1 de ce code, le Premier Ministre a la charge de la « direction générale » et de la « direction militaire » de la défense, et il est responsable de la « conduite supérieure des opérations ». Cependant, ce titre de compétences très large est relativisé par l’obligation, posée par l’article L.1111-3, qui lui est faite de les exercer dans le cadre du « conseil de défense et de sécurité nationale ». Or, ce conseil est placé sous la présidence du Président de la République, conformément à l’article L.1121-1 du Code de la défense. Il est possible d’en déduire que la décision militaire en droit français suppose un accord des deux têtes de l’Exécutif.
Plus précisément, une telle décision ferait intervenir plusieurs autorités militaires. Sur l’instruction du ministre des Armées, des plans d’opérations seraient préparés au sein de l’état-major des armées, en particulier par le biais du centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), avant d’être validés par le conseil de défense et de sécurité nationale en formation restreinte. C’est pour cette raison que le Président de la République a annoncé l’envoi en Ukraine du chef d’état-major des armées, afin d’identifier les modalités les plus efficaces de déploiement de la force de réassurance. La composante française de cette dernière serait soumise au commandement opérationnel du CPCO, qui rendrait compte aux décideurs politiques réunis en conseil de défense et de sécurité nationale. Ce dernier aurait à arbitrer des questions opérationnelles d’une grande sensibilité. Au premier chef de ces difficultés figure la définition des règles opérationnels d’engagement (ROE), qui fixeraient les conditions dans lesquelles la force française serait autorisée à faire usage de ses armes. Ces règles devront être suffisamment précises pour que la force de réassurance soit une force de dissuasion crédible, sans pour autant faire courir le risque d’un conflit ouvert avec la Russie.
Un autre enjeu concerne la coordination avec les troupes des autres pays. Sur ce point, heureusement, il existe déjà des protocoles opérationnels qui pourront servir de modèle. Les armées françaises sont habituées à évoluer dans un contexte otanien, de même que le Royaume-Uni ou d’autres pays d’Europe de l’Est. Il ne fait donc aucun doute que le vocabulaire opérationnel de l’OTAN serait mobilisé pour la coordination de la force de réassurance. D’ailleurs, il est à noter que les structures de l’OTAN sont d’ores et déjà utilisées par les États volontaires, comme en témoigne le fait que la réunion du 10 avril a eu lieu au siège de l’Alliance, et ce malgré l’absence des États-Unis.
Quel rôle pour le Parlement ?
Aux termes de l’article 35 de la Constitution, il est fait obligation à l’Exécutif de rechercher une autorisation du Parlement, dans le cas d’une opération militaire à l’étranger qui dépasserait quatre mois. Jusqu’à présent, cette autorisation parlementaire a toujours été une formalité. Jamais les troupes françaises n’ont été contraintes de cesser une opération à l’étranger en application de l’article 35. Cependant, la configuration actuelle de l’Assemblée nationale pourrait causer des surprises. La participation française à une force de réassurance au bénéfice de l’Ukraine ne fait pas l’unanimité dans la classe politique, il n’est donc pas impossible que la demande de prolongement de l’opération donne lieu à des débats serrés dans l’hémicycle du Palais Bourbon.