Par Estelle Fohrer-Deheurwaerder, maître de conférences HDR

Qu’est-ce qu’un agent étranger dans la législation russe ? Quelles sont les conséquences ?

C’est une loi de 2012 qui a introduit cette notion dans la législation russe. Adoptée en à peine deux semaines, elle visait à organiser un contrôle de l’activité de certaines associations publiques afin d’« améliorer la transparence dans la vie publique » (Vladimir Poutine). Même si la Cour constitutionnelle russe a jugé que l’étiquette d’agent étranger « ne saurait être perçu comme (…) le désir de discréditer » les organisations visées (arrêt du 8 avr. 2014), la pensée populaire russe ne peut s’empêcher de faire le lien avec l’époque soviétique où elle désignait l’espion.

En 2012, cette étiquetteétait réservée aux « organisations russes à but non lucratif recevant des fonds (…) d’États étrangers (…), d’organisations internationales et étrangères, de ressortissants étrangers, (…) se livrant à une activité politique (…) sur le territoire » russe (loi fédérale mod., 1996). Son champ a peu à peu été élargi à certains médias (2017), aux particuliers et groupes recevant un financement étranger qui publient des rapports ou documents politiques (2019) et aux citoyens russes qui signalent ou partagent des informations sur la criminalité, la corruption ou des problèmes d’ordre militaire ou sécuritaire (2021). Depuis une loi de juillet 2022 relative au contrôle des activités des personnes sous influence étrangère, toute personne ayant une activité politique ou diffusant de l’information sur le territoire russe et bénéficiant d’un soutien étranger ou se trouvant sous influence étrangère, peut tomber sous le coup de ces règles. Il suffit en effet d’être sous « influence étrangère », expression non définie.

Mais, qu’est-ce qu’une activité politique ? En 2012, il s’agissait d’une activité visant à influencer le processus décisionnel des pouvoirs publics touchant la politique de l’État et l’opinion publique. Bien que cette définition ait été précisée au fil des réformes, la Cour de Strasbourg a jugé qu’elle restait imprévisible et dépourvue de garanties contre les abus car « la pratique du pouvoir exécutif et d’autres autorités a élargi [cette] notion (…) sans rechercher si l’organisation poursuivait ses activités dans le but d’influencer la politique de l’État » (« Ecodéfense et autres c/ Russie », 14 juin 2022).

Une personne considérée comme agent étranger a plusieurs obligations : déposer, auprès du ministère de la Justice, une demande tendant à être inscrite sur un registre spécial ; inclure dans ses publications une mention indiquant qu’elles proviennent d’un agent étranger ; réaliser des audits financiers réguliers ; présenter un état de ses comptes accompagné de justificatifs et de renseignements sur l’affectation des fonds et leurs dépenses ; publier périodiquement un compte rendu de ses activités. Un agent étranger fait en outre l’objet d’inspections récurrentes, voire inopinées. Tous les manquements sont passibles de sanction.

Pourquoi Laurent Vinatier a-t-il été condamné ?

Laurent Vinatier est le premier étranger à figurer – depuis son inscription par le ministère de la Justice le jour de son placement en détention – sur la fameuse liste des agents étrangers, d’où le qualificatif d’« espion pas comme les autres » retenu par la presse. Bien que la loi ait été conçue pour lutter contre les ennemis de l’intérieur, elle n’exclut pas son application aux étrangers.

Laurent Vinatier travaille depuis plus de 20 ans en Russie sans y être résident permanent. Il a publié plusieurs livres sur la Russie et exerce pour le Centre pour le dialogue humanitaire, organisation suisse financée par des subventions intergouvernementales. Son activité vise à résoudre les conflits par la diplomatie privée. À ce titre, Il aurait organisé des rencontres informelles afin de soutenir l’Initiative céréalière de la mer Noire menée par l’ONU et la Turquie. Ce serait là qu’il aurait croisé le chemin de son dénonciateur. L’enquête ouverte à la suite aurait montré qu’il organisait des réunions en Russie avec des citoyens russes (politologues, sociologues, experts militaires, etc.) pour recueillir des informations militaires et que les activités réelles du Centre ne répondaient pas à celles officiellement déclarées.

Premier étranger qualifié d’agent étranger, Vinatier est aussi le premier à avoir été poursuivi sur le fondement de l’article 330.1, partie 3 du Code pénal. Le texte incrimine la collecte délibérée de données liées aux activités militaires russes sans inscription préalable sur le registre des agents étrangers quand ces données peuvent être utilisées par des sources étrangères contre la sécurité de la Russie. Or, Vinatier ne s’est pas enregistré comme agent étranger pendant qu’il menait ses rencontres, ce qu’il a reconnu en invoquant son ignorance de la loi russe.

La sanction prononcée est-elle sévère ? Quelle sera la suite ?

Cette infraction est passible d’une peine d’amende, de travaux obligatoires ou forcés ou d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à 5 ans.

Lors de son premier interrogatoire, Vinatier a plaidé coupable afin d’obtenir un accord préalable au procès en vertu duquel la peine prononcée ne peut être supérieure aux 2/3 de la peine maximale. Au regard de l’incrimination, il n’avait pas vraiment le choix : en travaillant pour une organisation suisse, il est « sous influence étrangère », et il collecte certainement des données militaires, sans pouvoir démontrer qu’elles ne serviront pas contre la sécurité russe. La « merveilleuse conversation » qu’il a eue avec un enquêteur (presse russe) le lui aura à coup sûr fait comprendre. Le Procureur avait alors requis 3 ans et 3 mois d’emprisonnement. Conformément à la procédure en cas d’accord préalable, le tribunal a prononcé une condamnation sans examen des preuves : 3 ans de colonie pénitentiaire de régime général (détention avec vie en collectivité). La peine est donc sévère puisqu’elle effleure le plafond qui pouvait être prononcé.

Son avocat a déclaré qu’il ferait appel. À l’issue de la procédure, Vinatier pourrait toutefois bénéficier d’une libération conditionnelle. Comme la détention provisoire est intégrée dans le calcul (1 jour = 1 jour et ½), il pourrait être libéré dans moins d’un an… « le cœur vit dans le futur » !