Juges, magistrats et « ministres » élus au Mexique : avancée ou recul de l’État de droit ?
À compter de 2025, tous les magistrats, juges et membres du système judiciaire fédéral seront élus au suffrage universel. Adoptée en septembre, puis validée par la Cour suprême du pays, cette refonte du système judiciaire, est critiquée et critiquable, tant sur le plan politique que juridique.

Par Olivier Pluen, Maître de conférences à l’Université Versailles St-Quentin-en-Yvelines
En quoi consiste précisément la réforme constitutionnelle intervenue le 15 septembre dernier au Mexique ?
À cette date, a été publiée au Journal officiel de la Fédération des États-Unis du Mexique, un décret du président « de gauche » sortant, Andrés Manuel López Obrador – dit « AMLO » –, promulguant une révision constitutionnelle réformant le pouvoir judiciaire.
En application de l’article 135 de la Constitution fédérale, cette promulgation a été précédée de l’adoption du projet de réforme par les deux-tiers des présents dans chacune des deux chambres du Congrès général fédéral, et de sa confirmation par la moitié des législatures d’État et de la ville de Mexico. Ces votes sont intervenus au cours de la première quinzaine du mois de septembre, avec le soutien du parti MORENA (Mouvement de régénération nationale).
Concrètement, cette révision faisait partie d’un « paquet » de vingt réformes constitutionnelles annoncées par le président début février 2024, et destinées à revenir à l’esprit social de la Constitution mexicaine de 1917.
S’agissant précisément de la révision réformant le pouvoir judiciaire, le chef de l’État l’a défendue au nom de la mise en place d’un « véritable État de droit ». Il s’agirait de remédier à un système judiciaire jugé inefficace, reposant sur des « privilégiés » et souffrant de corruption.
La réforme comprend plusieurs volets, parmi lesquels : l’élection de l’ensemble des juges, magistrats, mais aussi « ministres » de la Cour suprême ; le remplacement du Conseil fédéral de la magistrature par un Tribunal disciplinaire judiciaire et un Corps d’administration judiciaire ; et la réduction du nombre et de la durée du mandat des « ministres ».
Comment étaient désignés les juges jusqu’à cette réforme ? Existe-t-il des précédents ? Et quelles conséquences une telle réforme pourrait-elle entraîner ?
Jusqu’à la réforme, les modalités de désignation des « ministres », d’une part, et des magistrats de circuit et des juges de district, d’autre part, différaient, mais s’inscrivaient dans le sillage de celles existant dans les grandes démocraties. Les premiers étaient désignés par le Sénat fédéral, à la majorité des deux tiers, après audition des candidats figurant sur une liste soumise par le président (art. 96 C.). Les seconds étaient désignés directement par le Conseil fédéral de la magistrature (art. 97 C.).
Désormais, les articles susvisés se trouvent modifiés pour que les intéressés – environ 1600 personnes – soient élus, à compter de scrutins extraordinaires qui se tiendront en 2025 et 2027, par un « vote populaire » et pour des durées de mandat limitées. La réforme prévoit, en outre, que les Constitutions et lois des États fédérés fixeront les conditions d’élection des juges et magistrats au niveau de ceux-ci.
En soi, l’élection des juges et magistrats n’est pas une nouveauté, avec l’existence de précédents. La révision mexicaine se distingue cependant par son ampleur et le sentiment d’une évolution à contre-courant de l’histoire.
En effet, de rares États à travers le monde connaissent un système, partiel, de justice élective.
C’est d’abord le cas, pour des raisons historiques, des États-Unis et de la Suisse. Une part de leurs entités fédérées recourent effectivement à l’élection directe ou indirecte de leurs juges. Il en va ainsi dans 39 États fédérés étasuniens (ex. pour l’Alabama, Constitution, Art. VI, Sect. 152 : élection directe de l’ensemble des juges, par les électeurs). Il en va de même dans le Canton de Vaud, en Suisse (Constitution vaudoise, art. 131 : élection indirecte des juges du Tribunal cantonal, par le biais Grand conseil).
Mais il existe également des exemples plus récents. La Constitution bolivienne de 2009, qui consacre le passage à un « État plurinational », prévoit l’élection des juges des plus hautes juridictions de l’État (ex. art. 182, pour la Cour suprême de justice, et art. 197 pour la Cour constitutionnelle plurinationale).
L’expérience élective des juges n’est, au-delà, pas étrangère à la France. Par rejet des parlements d’Ancien Régime, l’ensemble des juges y a été élu entre 1790 et 1802. L’élection y a même été un marqueur républicain, avec deux tentatives de rétablissement en 1848 et 1882. Encore en 2024, les 3500 juges consulaires sont élus et, jusqu’en 2018, la justice élective était numériquement majoritaire dans le pays.
De manière incontestable, la révision mexicaine fait peser un risque sur l’indépendance et l’impartialité de la justice. La Rapporteure spéciale de l’ONU sur l’indépendance des juges et des avocats a d’ailleurs fait part de sa préoccupation. D’une part, si la réforme prévoit un encadrement voulu objectif des candidatures, le système même de l’élection fait légitimement craindre que ceux qui souhaitent être élus ou réélus deviennent plus sensibles aux pressions et aux affiliations partisanes. D’autre part, en changeant brusquement le mode de désignation des juges, magistrats et « ministres », et en obligeant ceux en fonction à se soumettre au suffrage pour être maintenus, la révision s’apparente fortement à une technique d’épuration du personnel judiciaire. D’ailleurs, huit des onze « ministres » ont déjà fait le choix de démissionner.
Est-il possible de bloquer ou d’infléchir cette révision constitutionnelle ?
Au plan politique, la réponse paraît négative. La présidente qui a succédé à « AMLO » le 1er octobre, Claudia Sheinbaum, a indiqué qu’elle maintiendra la réforme. MORENA est au demeurant majoritaire au sein du Congrès général et dans les 32 entités fédérées.
Au niveau juridique, la Cour suprême a d’abord créé la surprise en jugeant recevable les recours introduits par l’opposition, puis en produisant un projet de décision invalidant une partie de la réforme. Mais, le 5 novembre, faute d’avoir atteint la majorité requise de huit voix sur onze, la Cour a rejeté le projet, sans se prononcer sur le fond. Il convient d’y voir une expression du judicial self-restraint, le juge, qui ne dispose pas d’une légitimité comparable au Congrès et au président, pouvant difficilement contrôler une révision de la Constitution, faute pour cette dernière de fonder sa compétence en la matière.
Depuis ce 12 novembre, le Mexique se trouve néanmoins contraint de s’expliquer devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme et il n’est pas à exclure que, à plus ou moins long terme, la Cour éponyme, organe juridictionnelle de l’Organisation des États américains, se trouve directement ou indirectement saisie du sujet…