Par Nicoletta Perlo, Professeure de droit public à l’Université de Bourgogne

Que contient, concrètement, l’Accord entre l’Italie et l’Albanie pour la gestion des migrants ?

Le 6 novembre 2023, la Présidente du Conseil italien et le Premier ministre d’Albanie ont signé un Accord quinquennal en matière de gestion des flux migratoires. Cet accord a été loué par la présidente de la Commission de l’Union européenne et par divers gouvernements européens. Il s’inscrit en effet dans la tendance générale des politiques des États et de l’Union européenne – qui en la matière détiennent une compétence partagée – consistant à externaliser les fonctions de contrôle des frontières aux autorités d’un État de transit. En même temps, il est profondément novateur en ce qu’il prévoit d’étendre la juridiction et l’applicabilité du droit d’un État membre à un État non-membre de l’UE. Pour ce faire, l’Albanie a mis à la disposition de l’Italie deux parties de son territoire assimilées désormais à des « zones frontalières » italiennes.

Trois structures ont été achevées au début du mois d’octobre dans ces zones : un hotspot pour l’identification des migrants, un centre de rétention pour les demandeurs d’asile et une structure faisant office de centre de rétention administrative et de centre pénitentiaire.

Les structures ne peuvent accueillir qu’une typologie particulière de migrants. Il s’agit d’individus secourus dans les eaux extraterritoriales par les navires des autorités italiennes – à l’exclusion des navires des ONG. Les migrants doivent provenir de « pays d’origine sûrs » et doivent être des hommes adultes en bonne santé – les mineurs, les femmes et les individus « vulnérables » étant exclus du dispositif. À la suite d’une opération de sauvetage en mer, les autorités italiennes doivent ainsi procéder immédiatement, sur le bateau, au « triage » des migrants. L’objectif est d’empêcher les personnes qui ont peu de chance d’obtenir le droit d’asile d’accéder au territoire italien.

Quelles sont les violations des droits fondamentaux que l’on reproche à cet Accord ?

Sans compter les coûts exorbitants et les difficultés logistiques liés à la mise en place de ce dispositif, de nombreux obstacles juridiques semblent entraver l’exécution de l’Accord.

Tout d’abord, la loi ratifiant l’accord prévoit que dans les « zones de frontières » s’appliquent les droits italien et européen. Le droit d’asile est en effet consacré par la Constitution italienne (art. 10 C it.), mais il est également, voire surtout, réglementé par le droit de l’UE. Cependant, l’application de ces droits n’est pas inconditionnelle : elle doit être « compatible » avec le caractère extraterritorial de la détention. Cela configure des discriminations de traitement (art. 3 C it. et art. 21 de la CDFUE) entre les migrants qui ont accès au sol italien et les migrants détenus en Albanie. C’est le cas, par exemple, en matière de droit de la défense. Toutes les procédures judiciaires relatives aux migrants résidant dans les centres albanais se déroulent, en effet, à distance, les avocats et les juges demeurant, sauf exceptions, en Italie. Ainsi, la règle générale selon laquelle les défenseurs doivent être présents sur le lieu où se trouve l’assisté (art. 133 ter c.p.p. it.) est renversée, au détriment des droits de la défense (art. 24 C. it. et art. 48 CDFUE).

En outre, l’Accord s’applique aux demandeurs d’asile, alors que la réglementation constitutionnelle en la matière accorde un véritable droit d’entrée en Italie à cette catégorie d’étrangers (art. 10, 3e al. C. it.).

L’Accord semble également violer certaines dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme. Notamment, l’embarquement des migrants sur des navires italiens et leur transfert en Albanie pourraient constituer tout d’abord un contournement du principe de non-refoulement, qui interdit à un État d’adopter une mesure d’éloignement à l’encontre d’un ressortissant d’un pays tiers, même en situation irrégulière, dès lors qu’il existe un risque réel que celui-ci soit exposé à de mauvais traitements dans l’État de destination. La violation peut se faire de manière directe, par l’envoi en Albanie de personnes traumatisées se trouvant dans des conditions précaires, ce qui pourrait être assimilé à un traitement inhumain et dégradant, ou indirect, par le risque d’un refoulement en chaîne (cf. art. 3 CEDH et M.S.S. c. Belgique et Grèce (2011)). Par ailleurs, ils pourraient également constituer une violation de l’interdiction des expulsions collectives (art. 4, Prot. 4 CEDH). Selon les principes établis par la jurisprudence de la Cour EDH, notamment dans l’affaire Hirsi c. Italie (2012), ces obligations s’appliquent également en haute mer, lorsqu’il est possible de démontrer un contrôle exclusif des autorités nationales sur les personnes refoulées (ce qui est le cas lorsque les migrants se trouvent à bord des gardes-côtes italiens). Le cas échéant, la Cour EDH est compétente conformément à l’article 1er CEDH, sur le fondement de la juridiction extraterritoriale exercée par l’État partie concerné (en l’espèce l’Italie). 

Sur quel fondement juridique les juges italiens n’ont pas autorisé la détention des premiers migrants en Albanie ?

Bien que l’application de l’Accord italo-albanais présente plusieurs profils d’inconstitutionnalité et d’inconventionnalité, le refus des juges italiens de valider la détention des migrants en Albanie s’est fondé sur le droit de l’Union européenne, et notamment, sur la définition de « pays d’origine sûrs ». L’Accord concerne en effet seulement les migrants venant de ces pays, auxquels s’applique une « procédure accélérée » d’examen de leurs demandes d’asile.

En vertu de la directive européenne de 2013, cette expression désigne des pays dont la situation intérieure ne justifie pas une demande d’asile dans d’autres États. La directive permet toutefois aux États membres d’établir leur propre liste de pays de référence, ce qui a engendré de nombreuses difficultés d’interprétation. Ces incertitudes ont conduit, le 4 octobre 2024, la Cour de justice de l’Union européenne à affirmer de manière péremptoire qu’un pays ne peut être considéré comme « sûr » que si cette sécurité est garantie sur l’ensemble de son territoire et pour tous les groupes minoritaires.

Lorsque, le 18 octobre 2024, le Tribunal de Rome s’est prononcé sur le sort des 12 premiers demandeurs d’asile transférés en Albanie, il a conclu que les pays dont ils étaient originaires, bien qu’inscrits sur la liste ministérielle des « pays sûrs », ne pouvaient pas être considérés comme tels au regard du droit de l’Union. Le juge a alors fait primer le droit de l’Union sur le droit interne. Depuis, plusieurs tribunaux italiens – y compris dans des affaires concernant la détention en Italie de demandeurs d’asile – ont fait de même.

Bien que ces décisions représentent une application claire et attendue du principe de primauté du droit de l’Union, les violentes attaques du gouvernement Meloni contre la magistrature ont poussé les juges italiens à chercher un soutien auprès de la Cour de justice de l’Union. Ainsi, le 11 novembre 2024, le Tribunal de Rome, confronté une nouvelle fois à la question de l’autorisation de la détention en Albanie de migrants originaires de pays considérés comme non sûrs au regard du droit de l’Union, a décidé de soumettre une question préjudicielle en interprétation au juge européen.

La saisine illustre les fortes pressions qui pèsent actuellement sur l’État de droit en Italie. En effet, elle ne soulève pas de véritables problèmes juridiques d’interprétation mais, en se référant explicitement à la « situation » de tension actuelle, demande indirectement que le juge européen réaffirme les principes d’indépendance et d’autonomie du pouvoir judiciaire. Il appartient désormais à la Cour de justice de l’Union d’endosser, à son tour, son rôle de contre-pouvoir, en faisant prévaloir les raisons du droit face aux dérives du pouvoir politique.

Quelles perspectives pour l’exécution de l’accord entre l’Italie et l’Albanie après l’entrée en vigueur du Pacte sur la migration et l’asile?

Lorsque le Pacte sur la migration et l’asile de l’UE entrera en vigueur, le 12 juin 2026, des nouvelles perspectives pourraient s’ouvrir à l’exécution de l’accord Italie-Albanie.

L’art. 61, par. 2 dispose en effet qu’un pays peut être considéré comme « sûr » même si certaines parties de son territoire ne peuvent pas être qualifiées de sûres, ou si certaines « catégories de personnes clairement identifiables » ne peuvent pas être considérées en sécurité dans cet État. Par conséquent, des étrangers provenant de pays qui ne sont pas totalement sûrs pourraient finalement être conduits en Albanie.

Cette disposition entre manifestement en contradiction avec l’arrêt de la Cour de justice de l’Union du 4 octobre 2024 et a de fortes chances d’être invalidée.

En revanche, une autre règle du Pacte, concernant les critères d’orientation des demandeurs d’asile vers la procédure accélérée, pourrait faciliter la mise en œuvre de l’accord italo-albanais. Selon cette règle (art. 42, par. 1, al. J), en plus des migrants originaires de « pays sûrs », la procédure accélérée pourrait également s’appliquer aux étrangers venant de pays où le taux d’acceptation des demandes d’asile, dans l’État européen de leur arrivée, est inférieur à 20 %. Par ce mécanisme, l’accord italo-albanais pourrait ainsi s’étendre à des demandeurs d’asile provenant de pays considérés comme non sûrs.

Cependant, même si les obstacles liés à la définition du « pays d’origine sûr » étaient surmontés, les multiples aspects d’inconstitutionnalité et d’inconventionnalité de l’Accord ne manqueront pas de donner lieu à des recours devant les juridictions nationales et européennes. Par conséquent, la perspective d’une application pleine et entière de l’Accord demeure, pour l’heure, éloignée.