Par Jean-Marc Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d’État, collaborateur de Robert Badinter au ministère de la Justice, à La Semaine Juridique

On sait que la confiance envers nos dirigeants et nos élites est difficile à construire et plus encore à maintenir : ce n’est pas le moindre paradoxe de voir Robert Badinter qui fut l’un des responsables publics les plus honnis du dernier siècle être à sa mort salué de manière presque unanime. Le temps a fait son œuvre d’une manière en apparence inattendue, mais au fond tellement compréhensible. 

C’est que, après le tumulte et, parfois, les vociférations des années 1980, chacun mesure que Robert Badinter a été bien plus qu’un homme de talent et de conviction : au long de sa vie, il a été un homme de justice et de raison ; il a été un modèle d’intégrité ; il a incarné le meilleur de l’esprit français qui n’est pas identitaire, mais universel, dans la fidélité à l’héritage des Lumières auquel il était profondément attaché ; il a, au milieu de l’inconstance des opinions et positions des responsables publics, défendu avec continuité et clarté des positions cohérentes puisant aux mêmes sources vives : la devise de la République – la liberté, l’égalité et la fraternité – et la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 qui place la personne humaine, sa dignité et ses droits fondamentaux au cœur de notre construction politique. Bref, Robert Badinter a été, par sa parole et son action, un juste et une conscience de la République. Cela, chacun, juriste ou non et quel que soit son « bord »  politique, le sent et le sait. C’est pour ces raisons qu’au-delà des hommages officiels pleinement justifiés qui lui sont et lui seront rendus, nous exprimons, les uns et les autres, notre reconnaissance envers ce grand Français et ce grand humaniste qui a éclairé et va continuer d’éclairer notre route. 

Cette gratitude, je l’exprime avec d’autant plus de conviction que j’ai cheminé avec lui dans ses années à la chancellerie, alors qu’il croisait souvent la difficulté, parfois une franche adversité, mais qu’il construisait aussi des succès souvent improbables qui ont sans le moindre doute toujours été les siens. L’exceptionnel parcours de Robert Badinter s’est heureusement poursuivi et achevé dans une ambiance plus sereine où sa parole et ses écrits devenaient des balises ou des phares dans le débat public.  

La gratitude pour ce qu’il a fait dans les responsabilités qui furent les siennes se double de l’honneur impérissable pour ses proches d’avoir été présents et aussi utiles que possible à ses côtés dans des combats mémorables. À l’heure des bilans, avoir été à 32 ans présent au banc du Gouvernement dans le débat sur l’abolition de la peine de mort au sein des deux assemblées parlementaires n’aura pas été le moindre de mes accomplissements. Quand on est depuis l’enfance un abolitionniste convaincu et que l’on a lu avec ferveur pendant ses études les grands écrits abolitionnistes, puis à 24 ans L’exécution, c’est un rêve qui se réalise, sans l’avoir vraiment mérité.  

Il convient d’ajouter à la joie de participer à une œuvre historique la conviction d’avoir travaillé avec et pour une personnalité exceptionnelle. Robert Badinter était exigeant et, ainsi qu’il l’avait annoncé dès le premier jour, il demandait beaucoup à ses collaborateurs. Il ne pratiquait pas la familiarité, ni le tutoiement. Mais il ne mettait pas de distance inutile avec ses proches. Il respectait les personnes avec qui il travaillait et savait les questionner et les écouter, ce qui était utile à la réflexion collective et gratifiant pour tous. Il ne mettait pas non plus ces personnes en concurrence. Il avait beaucoup d’humour et, au fond, il était bienveillant. Même lorsqu’il demandait qu’un travail soit repris de fond en comble, il ne le faisait pas de manière humiliante et l’on ne sortait pas découragé et désespéré de son bureau. Cela aidait au contraire à progresser. Il avait aussi une culture et un talent qui nous subjuguaient et, par-dessus tout, des convictions sur lesquelles il était inflexible et que nous partagions en l’admirant pour sa constance et sa fermeté. La manière d’être du garde des Sceaux était telle que son cabinet a été, du début à la fin, une ruche bourdonnante et amicale, aussi engagée derrière lui que dépourvue de querelles internes, sous la houlette éclairée d’Alain Bacquet qui le dirigea à partir de 1983. 

Il faut ajouter un point important : en ces temps lointains de cumul généralisé des mandats, Robert Badinter était un garde des Sceaux à temps plein, totalement voué à sa fonction. Il ne présidait pas de conseil général ou municipal et ne battait pas les estrades chaque semaine. S’il a été pour cette raison attaqué de manière venimeuse – le « parisianisme » du ministre et son absence de mandat électif étant dénoncés de manière récurrente-, il était totalement disponible à sa tâche à la fois avec son cabinet, les directions du ministère et l’ensemble des interlocuteurs et partenaires de la chancellerie : le ministre était accessible pour tous. Il fixait le cap et prêchait par l’exemple en travaillant énormément lui-même : garde des Sceaux législateur, il revenait ainsi le lundi avec des pages entières de textes de lois, par exemple du nouveau Code pénal, écrites ou réécrites de sa main. Chaque fois que nécessaire, il travaillait avec les chefs de bureau et les magistrats de base de la Chancellerie, ce qui ne s’est produit ni avant (sauf, dans une certaine mesure, avec Jean Foyer), ni après lui. Aucun de ses collaborateurs directs n’a jamais pu dire, comme je l’ai si souvent entendu de membres d’autres cabinets ministériels de ces années-là : « J’ai fait ceci ou cela », comme si le ministre n’existait pas. Place Vendôme, on portait une juste appréciation sur le rôle respectif du ministre et de ses conseillers. Robert Badinter a aussi été, dans la durée, d’une grande fidélité et d’une grande attention envers ses collaborateurs qu’il revoyait individuellement ou en groupe, à l’occasion de l’anniversaire de sa nomination à la chancellerie le 23 juin de chaque année. 

Lorsque l’on se retourne vers le passé et que l’on regarde l’ampleur de l’œuvre accomplie, on prend la mesure de ce que Robert Badinter portait, dès le premier jour, un projet global et cohérent nourri par sa réflexion personnelle, les échanges avec ses pairs, ses années au Barreau de Paris et son travail d’universitaire. Il voulait à l’évidence faire de grandes choses et il était prêt. Ceux qui l’ont entendu le 24 juin 1981, jour de son arrivée au ministère de la Justice, savent qu’en disant cela je ne réécris pas l’histoire. Il y avait bien sûr dans sa feuille de route un ensemble de mesures-phares inscrites dans les « 110 propositions » de François Mitterrand et il était résolu à les mettre en œuvre sans tergiverser : au premier chef, l’abolition de la peine de mort, la suppression des juridictions d’exception, l’abrogation des discriminations pénales à l’égard des homosexuels, l’abrogation des lois « anti-casseurs » et « sécurité et libertés »… Il y était d’autant plus résolu que le temps des réformes disruptives, comme on ne disait pas alors, lui était compté et que chaque semaine ou mois passé dans le relâchement ou la frivolité serait définitivement perdu. C’est la raison pour laquelle il a autant insisté auprès du président de la République pour que la suppression de la Cour de sûreté de l’État soit soumise au Parlement dès le mois de juillet et que le débat sur la peine de mort soit inscrit à l’ordre du jour de la session extraordinaire de septembre 1981. Une fois les premiers mois passés, il serait en effet devenu impossible d’abolir la peine capitale, tandis que les cours d’assises auraient continué à prononcer de telles peines : l’exercice du droit de grâce n’aurait pas permis d’assumer durablement la tension entre une aspiration abolitionniste et les décisions des juridictions criminelles. 

Robert Badinter obtint gain de cause sur son agenda auprès de François Mitterrand. Je le revois, concentré et combatif, me dire au retour de l’Elysée en juillet 1981: « Maintenant, au travail ! ». Ce programme législatif herculéen fut en quasi-totalité mené à bien en un an. Ce qui est aussi remarquable est que Robert Badinter a obtenu un vote conforme du Sénat sur la presque totalité de ses textes. Quoique dominé par des groupes opposés à la majorité de l’Assemblée nationale, le Sénat cultivait alors une image d’une assemblée libérale et les majorités d’idées y étaient possibles. Même le budget 1982 de la Justice y fit l’objet d’un vote favorable, alors que fleurissaient déjà les accusations sur le « laxisme » du garde des Sceaux. Ces votes conformes successifs des deux chambres du Parlement sont à mettre au crédit personnel du ministre et de son exceptionnel talent de pédagogue. Ils ont contribué à la pérennité des réformes en cause qui ont toutes survécu aux alternances ultérieures. 

Mais Robert Badinter avait, dès les premiers jours, bien fait comprendre à ses collaborateurs que toutes ces réformes, aussi symboliques et importantes soient-elles, ne constituaient pas des fins en elles-mêmes, mais qu’elles étaient un point de départ permettant d’affronter d’autres enjeux qui lui tenaient à cœur. Ce qu’il voulait, c’est, dans la droite ligne de notre héritage politique et intellectuel, consacrer l’indépendance de la Justice, renforcer la garantie des droits – d’où le recours individuel devant la Cour européenne des droits de l’homme -, refonder le Code pénal, repenser le sens et la fonction de la peine, créer des alternatives juridiques et concrètes à la prison, judiciariser l’application des peines, revoir en profondeur les conditions de vie et de travail des détenus et combler les lacunes les plus béantes de notre code de procédure pénale.  

Un travail considérable a été accompli dans ce sens pendant les presque cinq années passées à la Chancellerie. Si ces projets innombrables n’ont pas tous abouti avant 1986, Robert Badinter a jeté les idées et semé les graines qui ont permis, avec l’engagement de plusieurs successeurs, d’avancer ou d’aboutir des années ou des décennies plus tard.  

C’est ainsi qu’avant même la révision constitutionnelle du statut de la magistrature qui a abouti en 1993, la mise en place par simple circulaire, dès 1981, de la « transparence » a contribué de manière décisive à clarifier et assainir le mouvement des magistrats, en mettant un terme à une opacité qui n’était plus acceptable. De même, avant que la loi n’interdise au garde des Sceaux de donner des instructions aux parquets dans des affaires particulières, son rôle en matière d’action publique s’est exercé avec retenue et décence, comme j’ai pu m’en rendre compte précisément, alors que des affaires sensibles devaient donner lieu à des poursuites et des réquisitions. Dans ce genre de circonstances, il faut savoir résister aux sollicitations de ses collègues du Gouvernement qui, en charge d’intérêts publics légitimes, s’imaginent que les parquets doivent immédiatement s’aligner sur leur évaluation de ces intérêts. Robert Badinter a ainsi contribué, sans texte législatif, à faire émerger une nouvelle éthique de l’action publique. 

Il a aussi engagé une véritable politique de soutien aux victimes, en jetant les bases d’un réseau national d’associations d’aide aux victimes, en contribuant à leur financement et en améliorant l’indemnisation des victimes d’infractions. La loi du 5 juillet 1985, seule loi qui paradoxalement porte son nom, a de son côté amélioré de manière décisive l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation en prévoyant l’indemnisation intégrale des préjudices subis. Elle a changé en profondeur la vie de dizaines de milliers de victimes d’accidents chaque année. 

Au-delà de ces chantiers très visibles, Robert Badinter n’a délaissé aucun de ses champs de compétence, attentif au renforcement de la protection judiciaire de la jeunesse ou soucieux de refonder le droit des procédures collectives et d’y faire entendre la voix du parquet, c’est à dire de l’intérêt public. Toute notre législation sur la prévention et le traitement des entreprises en difficulté a été refondue en profondeur en 1984 et 1985.  Le garde des Sceaux s’est aussi investi personnellement dans le renforcement des moyens de la Justice, à une époque où son ministère était regardé avec dédain et peinait même à rivaliser budgétairement avec celui de la Culture. Il s’est encore impliqué dans l’amélioration du fonctionnement quotidien de la Justice, de ses délais et de sa qualité : il s’est appuyé pour cela sur des praticiens créatifs et n’a négligé aucune piste de simplification et de rationalisation. 

Cette évocation de l’œuvre de Robert Badinter serait lacunaire, si n’étaient pas salués son bilan à la présidence du Conseil constitutionnel, la profondeur de son engagement européen et son action au service de l’émergence d’une justice pénale internationale. Robert Badinter a été le premier juriste à accéder à la présidence du la juridiction constitutionnelle française. Il a eu à assumer pendant son mandat les tensions liées à quatre années de cohabitation et il a à cette occasion donné un bel exemple d’impartialité, quelles qu’aient pu être ses opinions personnelles. Il a donné une visibilité internationale au Conseil constitutionnel et sa jurisprudence a connu un très bel élan. De nombreuses décisions majeures ont en effet jalonné sa présidence : parmi elles, je retiens en particulier celle du 27 juillet 1994 sur les lois de bioéhique qui consacre la valeur constitutionnelle de la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation. Mais il en est tant d’autres… 

Par ailleurs, bien avant que les traités sur l’Union européenne ne soient signés en 1992, il a eu l’intuition précoce d’inscrire la Justice dans la construction européenne : dès le mois de juillet 1981, au milieu de toutes ses priorités hexagonales, il rencontrait le ministre allemand de la Justice sous le regard soupçonneux et inquisiteur de Matignon et du Quai d’Orsay, ce qui l’a conduit, après une réunion formelle dans son bureau,  à s’entretenir avec son homologue dans le jardin de la Chancellerie. Cet engagement européen s’est poursuivi lors de nombreuses visites bilatérales, au sein du Conseil de l’Europe puis, après 1989, en direction des pays d’Europe centrale et orientale. La justice pénale internationale aura aussi été un sujet constant de réflexion et de proposition, des tribunaux pénaux internationaux relatifs au Rwanda et à l’ex-Yougoslavie, à la Cour pénale internationale – qui a conduit à profondément adapter notre droit, y compris au niveau constitutionnel – et aux suites de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Robert Badinter croyait que le droit était facteur non seulement de justice, mais aussi de paix. 

Il n’est pas possible de comprendre la personnalité et l’œuvre exceptionnelles de Robert Badinter, si l’on ne se réfère pas à ses origines et son parcours. Fils d’immigrants venus de l’empire tsariste (la Bessarabie, devenue la Moldavie d’aujourd’hui), il a été élevé dans l’amour de la République et de la France, un pays qui avait émancipé les Juifs sous la Révolution et qui était capable d’innocenter un capitaine juif accusé à tort d’espionnage et de trahison. Cette confiance en notre pays a été trahie de 1940 à 1944. D’une extrême pudeur, Robert Badinter n’a commencé à parler des siens et de cette histoire de confiance trahie, avec délicatesse, qu’en 2018 dans son livre Idiss. Mais dans ses écrits sur son enfance, il n’est jamais allé au-delà de 1942, peut-être parce que le temps lui a manqué, peut-être aussi parce qu’il lui était impossible d’évoquer cette funeste année 1943 et ce 9 février 1943 où son père fut arrêté par la Gestapo de Barbie à Lyon, avant d’être déporté et exterminé à Sobibor. Robert Badinter est décédé le 9 février 2014, le jour anniversaire de la  « disparition » de son père. Rien n’est hasard et tout fait signe. Comme n’est sans doute pas le fruit du hasard le retour de Klaus Barbie en France en février 1983, 40 ans –  nombre biblique par excellence – après cette arrestation, pour que l’adolescent de Lyon devenu garde des Sceaux puisse exercer contre le bourreau de son père l’action publique pour complicité de crime contre l’humanité. 

Je ne peux penser à ce qu’est et à ce qu’a fait Robert Badinter sans le relier à cette tragédie qui a lui a enlevé son père et a décimé une partie importante de la famille. Tout cela inspire et même impose le respect. Il est d’autant plus insupportable dans ces conditions d’avoir entendu dans les années 1980 la récurrence d’attaques haineuses et, dans beaucoup de cas, clairement antisémites contre lui. Le combat politique ne permet pas de ménager ses adversaires. Mais contre Robert Badinter, la bassesse et l’ignominie ont été sans limites, tandis que les soutiens furent longtemps inexistants ou, ce qui revient au même, inaudibles. Dans ce contexte, sa résilience a été d’autant plus admirable. Il s’est gardé de répondre par la haine à la haine et aux attaques outrancières : il leur a opposé son mépris en gardant ses forces pour mener à bien ses combats. Il a, dans tous ses engagements, pratiqué l’éthique de la responsabilité, sans jamais renoncer à l’éthique de la conviction. Il a mené ses combats avec une dignité incomparable, en refusant l’oubli, mais en se gardant de poursuivre de sa vindicte ses adversaires et même des criminels qui avaient fini par rendre leurs comptes à la justice. Par-dessus tout, il n’a jamais cessé d’être une vigie, un guetteur d’avenir, constamment sur la brèche et à l’écoute pour capter les signes des temps nouveaux et tâcher d’y répondre, « jamais las de guetter la lueur de l’espérance ».  

Par sa vie dédiée à des combats continus pour la justice, la liberté et la dignité humaine, Robert Badinter illustre au plus haut degré ce que je nomme « l’honneur de vivre ». Il nous a révélé ce que peut être le sens d’une vie. Pour cette raison, il a droit à notre profonde gratitude. Nous avons, spécialement dans la communauté juridique, l’impérieux devoir d’être dignes de l’héritage qu’il nous lègue dans ces temps d’oubli et de haine et de poursuivre, dans un cadre qui évolue, les combats que lui-même a menés. Telle est la promesse que nous devons à la mémoire de ce juste.