Jean-Louis Debré, président du Conseil constitutionnel (2007-2016)
Jean-Louis Debré est mort le 4 mars dernier à l'âge de 80 ans. Ministre de l’Intérieur de 1995 à 1997, puis Président de l’Assemblée nationale de 2002 à 2007, il a été président du Conseil constitutionnel de 2007 à 2016. Secrétaire Général du Conseil constitutionnel sur cette même période, Marc Guillaume rend hommage à ce serviteur de la République.
Par Marc Guillaume, Ancien Secrétaire Général du Conseil constitutionnel (2007-2015)
Hommage également publié dans La Semaine juridique.
Jean-Louis Debré, gardien de la Vème République
Jean-Louis Debré a été président du Conseil constitutionnel du 5 mars 2007 au 4 mars 2016. Cette présidence a été le point d’orgue d’une vie passée au service de la République. Son amour de celle-ci, fruit de la longue histoire de sa famille depuis le départ d’Alsace après la guerre de 1870, était viscéral. Sa collection de buste de Marianne ornant son grand bureau d’angle au Palais royal l’illustrait. Avant de quitter ses fonctions en 2016, il avait souligné cette ferveur républicaine lors de ses derniers vœux au Président de la République en citant Jaurès et son discours de la traditionnelle cérémonie de remise des prix au Lycée d’Albi le 30 juillet 1903 : « Dans notre France moderne, qu’est-ce donc la République ? C’est un grand acte de confiance. Instituer la République, c’est proclamer que des millions d’hommes sauront tracer eux-mêmes la règle commune de leur action ; qu’ils sauront concilier la liberté et la foi, le mouvement et l’ordre ; qu’ils sauront se combattre sans se déchirer ; que leurs divisions n’iront pas jusqu’à une fureur chronique de guerre civile, et qu’ils ne chercheront jamais dans une dictature même passagère une trêve funeste et un lâche repos ».
La Vème République était, pour Jean-Louis Debré, un trésor qu’il a cherché toute sa vie à défendre et préserver. Il partageait avec Guy Carcassonne, l’aphorisme selon lequel « une bonne Constitution ne peut suffire à faire le bonheur d’une nation, une mauvaise peut suffire à en faire le malheur ». Les textes constitutionnels de la IIIème et de la IVème Républiques n’avaient pas permis à la France de faire face au nazisme ou de mener à bien la décolonisation. Le Général de Gaulle, aux idées constitutionnelles duquel il avait consacré sa thèse, avait apporté à la France un régime permettant la stabilité dans l’action ainsi que les alternances démocratiques ou les cohabitations politiques. La Vème République était d’abord à ses yeux un équilibre entre les institutions et notamment entre l’exécutif et le législatif. Comme il le rappelait régulièrement, elle était bâtie sur quelques principes fondamentaux parmi lesquels l’irresponsabilité politique du Président de la République, la responsabilité collégiale du Gouvernement devant l’Assemblée nationale, le droit de dissolution de celle-ci par le chef de l’Etat et les prérogatives gouvernementales dans le travail parlementaire. Malheur à ceux qui cherchaient à porter atteinte à ces masses de granit.
Le Conseil constitutionnel ou « la maison de la République »
Dans les institutions de la Vème République, le Conseil constitutionnel tenait, pour Jean-Louis Debré, une place particulière. Il avait été initialement conçu comme l’un des instruments du parlementarisme rationalisé. L’ambition initiale n’était pas de mettre en place ce qu’est progressivement devenu le Conseil, c’est-à-dire un gardien de la Constitution et des libertés fondamentales. Cette évolution qu’il concevait sans excès ni hubris lui semblait profondément bénéfique. Elle était en outre fidèle à ce qu’il soulignait être les convictions de son père. En 2008/2009 au moment où il avait décidé d’ouvrir les archives du Conseil, Jean-Louis Debré avait mené un travail fouillé dans les archives de Michel Debré retrouvant sa proposition de création d’un tribunal constitutionnel formulée en 1945 devant le comité général d’études de la Résistance, proposition réitérée dans « Refaire la France », et aussi des documents inédits échangés avec Jean Foyer en 1959. Il concluait que son père était en 1958 à la fois hostile, lors de sa création, à l’idée de faire du Conseil un organe juridictionnel et conscient qu’il le deviendrait un jour. Il rappelait aussi que, dans ses mémoires en 1988, son père se réjouissait que le Conseil ait étendu son contrôle de constitutionnalité aux principes généraux du droit. Enfin, on sait, des Entretiens avec Georges Pompidou, que Michel Debré qui avait refusé de prendre en 1974 la présidence du Conseil que lui proposait Georges Pompidou avait regretté avoir mal considéré cette proposition.
Accéder à la présidence du Conseil constitutionnel fut ainsi pour Jean-Louis Debré en 2007 une étape supplémentaire dans sa fidélité à la Vème République, au gaullisme et à son père. Pour lui, le Conseil était « la maison de la République ». Il soulignait en 2008, lors du 50ème anniversaire du Conseil, qu’il « revient aujourd’hui au Conseil de réussir une mission déterminante pour notre vouloir vivre collectif et notre République. Il s’agit de replacer le pacte républicain qu’est notre Constitution au cœur de la cité. Chaque français, chaque étranger vivant en France, doit s’approprier ou se réapproprier la Constitution du 4 octobre 1958 ».
Pour Jean-Louis Debré, les droits de l’homme n’étaient pas un concept né de conventions européennes ou internationales. Il n’en avait pas une appréhension philosophique ou théorique. Pour lui, ces droits étaient d’abord ceux de la Déclaration de 1789. Ils font partie intégrante de sa foi républicaine illustrée par la devise « Liberté, Égalité, Fraternité ». Le contrôle a priori des lois avait permis de replacer ce pacte républicain au cœur de la cité. Le contrôle a postériori initié sous sa présidence, allait, avec la question prioritaire de constitutionalité, permettre de confirmer ce rôle du Conseil comme « bouclier des droits essentiels de la République ».
Avec la QPC, de 2010 à 2016, le Conseil a jugé davantage d’affaires que pendant ses cinquante premières années d’existence. Avec tous les membres du Conseil, de manière très collégiale, Jean-Louis Debré a veillé à ce que cette révolution juridique s’opère de manière maîtrisée. Moins d’un tiers des décisions rendues ont alors conclu à une inconstitutionnalité partielle ou totale. Mais le Conseil a, dans le même temps, censuré les deux principaux régimes juridiques de privation de liberté, celui de la garde à vue (2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010) et celui de l’hospitalisation sans consentement (210-71 QPC du 26 novembre 2010). Il a fait de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 sur la séparation des pouvoirs la clé de la protection des droits et des libertés, l’invoquant dans environ 200 décisions de 2010 à 2016, pour protéger le droit à un procès équitable, les principes d’indépendance et d’impartialité (2012-280 QPC du 12 octobre 2012) ou la confiance légitime (2013-682 DC du 19 décembre 2013).
« Nous ne sommes pas là pour faire le ménage »
Le rôle du Conseil était pour Jean-Louis Debré à la fois éminent et circonscrit. Le Conseil devait « veiller sur les fondements de la République pour les mettre à l’écart des passions politiques excessives ». Il ne s’agissait pas bien sûr pour lui de se substituer au législateur ni même de remédier à divers errements, notamment d’instabilité et de croissance de la norme. Jean-Louis Debré regrettait « le mouvement perpétuel » qui voyait par exemple le crédit d’impôt en faveur du développement durable créé en 1999 avoir été modifié en 2004, 2006, 2008, 2010, 2011, 2012 et 2015 ou le taux d’imposition des plus-values immobilières de cessions de terrain à bâtir changer cinq fois en dix ans. Mais face à cette « tyrannie de l’instantané », il écartait l’idée que le Conseil puisse être une troisième chambre et remettre de la cohérence : « Nous ne sommes pas là pour faire le ménage » soulignait-il. Il était profondément persuadé que s’engager dans une telle voie serait risqué pour le Conseil et contraire au rôle propre à chaque institution. De même a-t-il veillé à ce que le Conseil ne se substitue pas au Parlement pour choisir entre les options susceptibles de remédier à une inconstitutionnalité décidée en QPC. Il en a été ainsi dès la première décision QPC sur la cristallisation des pensions (2010-1 QPC du 28 mai 2010).
Cette place du Conseil, respectueuse du Parlement, l’était aussi des deux cours suprêmes et des ordres de juridiction administrative et judiciaire. Jean-Louis Debré, avec Renaud Denoix de Saint Marc, Guy Canivet et les autres membres, avait ici aussi les idées claires. Il avait apprécié que, sous l’impulsion de Jean-Marc Sauvé, le Conseil d’Etat joue immédiatement le jeu de la QPC. Lors de l’examen de la loi organique du 10 décembre 2009 d’application de l’article 61-1 de la Constitution, il avait solidifié avec ses collègues le système juridique français en jugeant que le constituant « a confié au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, juridictions placées au sommet de chacun des deux ordres de juridiction reconnues par la Constitution, la compétence pour juger si le Conseil constitutionnel doit être saisi » d’une QPC (n°2009-595 DC du 3 décembre 2009). Avec la QPC, le Conseil constitutionnel a replacé le juge judiciaire, gardien de la liberté individuelle, au cœur de la garde à vue et de l’hospitalisation sans consentement, dispositifs de privation de liberté. Pour faire vivre la QPC, Jean-Louis Debré n’a pas hésité avec ses collègues à innover de manière audacieuse et saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle (2013 – 314P QPC du 4 avril 2013). Signal fort de ne pas exercer un contrôle de conventionnalité, cette décision visait aussi à la cohérence des contrôles. Le dialogue des juges n’était pas, pour lui, seulement un concept de colloque.
A ses yeux, le contrôle de constitutionnalité, a priori et a posteriori, était riche de deux supériorités par rapport au contrôle de conventionnalité. La première était républicaine. Il s’agissait de développer le vouloir-vivre ensemble fondé sur une appropriation commune des valeurs. A cet égard, la QPC lui semblait une étape majeure car elle permettait de mettre « effectivement …la Constitution au sommet de la hiérarchie des normes : la Constitution n’est désormais, en France, plus une chose trop sérieuse pour ne concerner que les pouvoirs publics ». Il rendait hommage à Nicolas Sarkozy sans lequel la QPC n’aurait pas vu le jour. Leur vision partagée de cette orientation politique s’est avérée un succès. En second lieu, Jean-Louis Debré soulignait la supériorité intrinsèque du contrôle de constitutionnalité au regard de la sécurité juridique. Son effet erga omnes s’opère en effet au bénéfice de tous et la norme disparaît.
Jean-Louis Debré, artisan de la transformation juridictionnelle du Conseil constitutionnel
Considérant le Conseil constitutionnel comme une juridiction, Jean-Louis Debré était déterminé à y faire toute leur place aux avocats. Avec la QPC, il voulait organiser le « procès de la loi », permettre aux avocats de plaider, au Gouvernement, et s’il le souhaite au Parlement via les présidents des assemblées, de répondre. Cette place des avocats traduisait une de ses convictions fortes selon laquelle « dans toute société démocratique, il n’y a pas de droits de la défense s’il n’y a pas d’avocat ». Pour la mise en place de la QPC, il eut des échanges approfondis avec Yves Repiquet, Christian Charrière-Bournazel et Jean Castelain, bâtonniers de Paris, Paul-Albert Iweins et Thierry Wickers, présidents du Conseil national des barreaux, et Didier le Prado, président de l’Ordre des avocats aux Conseils. Avec eux, il conçut la place de tous les avocats dans la procédure en y instaurant notamment une audience de plaidoirie. Pour eux, il fit aménager la salle Jeanne Chauvin afin de les accueillir avant ces plaidoiries. Il savait que les avocats joueraient un rôle essentiel pour soulever les QPC. Il fit donc le tour de dizaines de barreaux en France à partir de 2009 pour souligner l’évolution du Conseil et sa culture du contradictoire. « Cette maison est la vôtre » aimait-il leur dire.
Dans cette transformation juridictionnelle, Jean-Louis Debré a veillé à réorganiser le Conseil. Il a fait aménager une nouvelle salle d’audience. Il a, pour la première fois en France, assuré la retransmission de ces audiences en très léger différé sur le site Internet du Conseil. Il a créé un greffe qu’il a souhaité confier à un greffier judiciaire. Les greffiers reconnaissants le choisirent en 2014 comme parrain de leur promotion de l’école de Dijon. La procédure de la QPC a été organisée devant le Conseil par son règlement intérieur du 4 février 2010. Celui-ci a rapidement permis aux membres de poser des questions aux avocats ou au Gouvernement lors des audiences. Ce règlement insère l’ensemble de la procédure contradictoire dans le délai de trois mois, prévu par la loi organique du 10 décembre 2009. Sur la base de ce règlement, et malgré plus de 100 QPC par an les deux premières années, le Conseil a, comme le souhaitait Jean-Louis Debré, fait face à son activité renouvelée sans augmentation de son personnel durant son mandat. A cet effet, le président a toujours été très proche de ses équipes et notamment des services de documentation dirigé par Lionel Brau et juridique animé par Régis Fraisse, Jean-François de Montgolfier puis Adrien Gaffier. Sa confiance et sa complicité avec les membres du service juridique le conduisaient même à veiller avec eux à l’exactitude des procédures jusque dans ses romans policiers.
Le Palais-Royal : entre tradition et ouverture
L’implantation du Conseil au Palais Royal ajoutait au plaisir de Jean-Louis Debré d’y travailler. C’était son quartier et le jardin et ses colonnades n’avaient aucun secret pour lui. Il connaissait chaque riverain et avait plaisir à les réunir dans une fête des voisins. Il feignait, pour ses visiteurs, d’entendre Camille Desmoulins déclamer, Louis-Philippe partir lors des trois glorieuses ou Cocteau et Colette se répondre. Dans l’aile Montpensier, comme avant lui Gaston Palewski, il a veillé à la rénovation d’une pièce chaque année. Il aimait alors, faisant visiter le Conseil, avancer avec humour qu’il recommandait aux présidents Giscard d’Estaing et Chirac de passer avant les délibérés dans l’oratoire de Marie-Clotilde de Savoie où il avait fait remettre deux prie-Dieu au cas où ils s’y retrouveraient.
L’ouverture du Conseil participait de sa conviction qu’il convenait de mieux le faire connaître pour le conduire à assurer de manière compréhensible sa mission républicaine. Jean-Louis Debré a toujours été généreux de son temps pour mener lui-même ses visites y compris pour toutes les classes de collégiens qui le souhaitaient. Pour les Journées du Patrimoine, il accueillait les visiteurs du matin au soir. Tous ces moments lui permettaient d’aller vers autrui, quel qu’il soit, pour échanger, ce qu’il aimait, et aussi pour faire œuvre « d’évangélisation républicaine ». Dans le même sens, il donna immédiatement son accord à la proposition de Nicolas Molfessis, en lien avec Caroline Petillon, chef du service de relations extérieures, d’organiser un salon annuel du livre juridique au Conseil.
Dans cette ouverture vers l’extérieur, le lien avec l’université tenait particulièrement à cœur à Jean-Louis Debré. Bien sûr, il voyait là un moyen de mieux faire connaître et comprendre l’institution et son action. Mais s’y ajoutait des liens d’estime et le plaisir à retrouver nombre de professeurs. Il veilla à leur faire une place renouvelée par un partenariat avec l’institut Louis Favoreu pour refaire les tables analytiques de jurisprudence 1958 – 2008 avant d’entamer la QPC, en rénovant les Cahiers du Conseil ou le prix de thèse ou en confiant lors de l’ouverture des archives à la suite de la loi organique du 7 juillet 2008 l’analyse des procès-verbaux des vingt-cinq premières années du Conseil aux professeurs Bertrand Mathieu, Jean-Pierre Machelon, Ferdinand Mélin-Soucramanien, Dominique Rousseau et Xavier Philippe. Répondre positivement aux sollicitations universitaires pour aller à la rencontre des étudiants fut toujours pour lui une joie.
Jean-Louis Debré a, pendant neuf années, incarné le Conseil constitutionnel. Intransigeant sur les valeurs de la République et sur les institutions de la Vème, il a poursuivi la juridictionnalisation du Conseil et défendu son indépendance. Il a veillé à ce que le Conseil reste, sans excès, dans son rôle. Il a animé une collégialité de membres brillants issus d’horizons variés se complétant les uns les autres. Il a dirigé les équipes du Conseil avec bienveillance et attention. Il a été à Paris comme en province, à la rencontre des professionnels du droit comme de tous les citoyens. Avec une langue simple et une touche d’humour, il était apprécié de tous.
La présidence du Conseil constitutionnel par Jean-Louis Debré a unanimement été saluée comme un grand succès. Elle s’inscrivit pour lui doublement dans ses choix de vie et la poursuite de ses idéaux. D’une part, comme il le disait avec humour : « j’ai commencé ma carrière comme magistrat, je la finis comme juge ». D’autre part, il continua là un chemin dédié à la République conçue, selon la formule de Renan, comme un « rêve d’avenir partagé ».