Le blocage des prix sur les produits de première nécessité ? Oui, mais…
A l’occasion des élections législatives, certaines formations politiques proposent un « blocage des prix » des produits de première nécessité. Sans préjuger de sa pertinence économique, une telle mesure est-elle juridiquement envisageable ? La réponse est nuancée.
Par Romain Loir, Professeur de droit privé à l’Université de la Réunion
Le blocage des prix n’est-il pas interdit par le grand principe de liberté des prix ?
Il est vrai que, depuis une célèbre ordonnance de 1986, les prix des biens, produits et services sont « librement déterminés par le jeu de la concurrence ». Cependant, ce principe n’est pas absolu. D’une part, il n’a qu’une valeur législative, de sorte qu’une autre loi peut parfaitement y porter atteinte. D’autre part, et pour s’en tenir au territoire métropolitain, l’article L 410-2 du code de commerce prévoit deux dispositifs permettant au gouvernement de réglementer, par décret, le prix de certains produits. Le premier, issu de l’alinéa 2 du texte, est permanent : « dans les secteurs ou les zones où la concurrence par les prix est limitée en raison soit de situations de monopole ou de difficultés durables d’approvisionnement, soit de dispositions législatives ou réglementaires, un décret en Conseil d’Etat peut réglementer les prix après consultation de l’Autorité de la concurrence. ». C’est ainsi qu’ont été réglementés, par exemple, les prix des courses de taxis, des péages autoroutiers ou certains tarifs d’électricité. Le second dispositif, prévu par l’alinéa 3, est provisoire : « contre des hausses ou des baisses excessives de prix », le Gouvernement peut arrêter des mesures temporaires « motivées par une situation de crise, des circonstances exceptionnelles, une calamité publique ou une situation manifestement anormale du marché dans un secteur déterminé. ». Ces mesures, adoptées par décret en Conseil d’Etat, après consultation du Conseil National de la Consommation, ne peuvent excéder six mois. Le texte a déjà été appliqué à plusieurs reprises, par exemple pour réglementer les prix des produits pétroliers lors de la Guerre du Golfe ou, plus récemment, celui des gels hydroalcooliques pendant la crise sanitaire liée au Covid 19. C’est probablement sur ce fondement que le Nouveau Front Populaire envisagerait d’agir.
Après les élections législatives, un décret pourrait-il ainsi arrêter le blocage des prix ?
La réponse doit être nuancée. D’abord, il faut distinguer selon les types de produits. Par exemple, les tarifs de l’électricité sont déjà réglementés, pour les particuliers et les TPE, malgré des règles européennes laissant peu de marge de manœuvre aux Etats. A l’inverse, il ne semble plus possible de mettre en place une réglementation des prix du gaz, au regard du droit de l’Union. Le Conseil d’Etat se montre sur ce point vigilant, ayant déjà annulé en 2017 un décret réglementant les tarifs de vente du gaz naturel. Ensuite, le blocage des prix ne pourrait être mis en place que sous de strictes conditions. Internes : pour appliquer l’article L 410-2 al. 3 du code de commerce, il faudrait établir l’existence des circonstances visées par le texte (crise, circonstances exceptionnelles…). L’appréciation serait alors plus économique que juridique. A n’en pas douter, d’aucuns feraient ainsi valoir que l’inflation diminue et que les prix de certains produits alimentaires chutent. En sens opposé, on arguerait probablement que ces prix demeurent très élevés et que de plus en plus de ménages français ne parviennent pas à faire face aux dépenses de la vie courante … En tout état de cause, le blocage des prix ne pourrait être que temporaire.
Mais les contraintes sont aussi européennes. La Cour de justice de l’Union européenne juge ainsi que si un régime de blocage des prix ne constitue pas en lui-même une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative, il peut cependant sortir un tel effet lorsque les prix se situent à un niveau tel que l’écoulement des produits importés devient soit impossible, soit plus difficile que celui des produits nationaux. Dit plus simplement, il ne faudrait pas que le blocage des prix perturbe démesurément la commercialisation de produits importés en France.
Quant au législateur, pourrait-il adopter de nouveaux dispositifs de blocage des prix ?
Il en a le pouvoir, puisque le principe de liberté des prix n’a, on l’a dit, qu’une valeur législative. Des propositions de lois visant au blocage des prix avaient d’ailleurs été soumises, sans succès, à l’Assemblée Nationale en 2021, puis en 2023. Il serait notamment envisageable d’élargir à l’ensemble du territoire national des mesures qui existent déjà pour l’outre-mer. On songe en particulier au « bouclier qualité-prix », mis en place par une loi « Lurel » de 2012 et visant à lutter contre la vie chère dans les territoires ultra-marins : chaque année, le représentant de l’Etat négocie avec la grande distribution, les fournisseurs et les entreprises de transport « un accord de modération du prix global d’une liste limitative de produits de consommation courante » ; en l’absence d’accord un mois après l’ouverture des négociations, le représentant de l’Etat peut arrêter le prix global de la liste. Mais, là encore, des limites importantes existent. Au-delà du droit européen, il conviendrait en effet de veiller à ce que les nouvelles mesures ne portent pas une atteinte disproportionnée au principe à valeur constitutionnelle de la liberté d’entreprendre. La jurisprudence du Conseil constitutionnel révèle que cette appréciation repose sur un ensemble d’éléments, parmi lesquels l’objectif poursuivi (notamment l’intérêt général de protection des consommateurs), la durée des mesures, leur champ d’application et leur précision. Rien d’impossible, donc, mais dans d’étroites limites. Pour les contourner, ne reste que la possibilité, en dehors de toute obligation légale ou réglementaire, d’une négociation entre les acteurs économiques concernés, en vue de rechercher, comme en 2023, un accord sur le blocage des prix de certains produits.