Par Haritini Matsopoulou, professeur de droit privé à l’Université Paris-Saclay, Expert du Club des juristes

Quelles sont les principales dérogations apportées par l’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 en matière de détention provisoire ?

Les articles 15 à 20 de l’ordonnance procèdent à diverses adaptations concernant la détention provisoire en ayant pour principal objectif de prolonger la durée de cette mesure. On précisera d’abord que ces différentes dispositions sont applicables aux détentions provisoires en cours ou débutant de la date de publication de l’ordonnance jusqu’à la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire déclaré et, le cas échéant, prorogé pour faire face à l’épidémie de Covid-19. En outre, les prolongations de détention provisoire qui découlent de ces dispositions continuent de s’appliquer après la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire.

La Circulaire du garde des Sceaux du 26 mars 2020 précise que « dans un contexte qui ne permettra pas aux instructions d’être conduites avec la diligence usuelle ou aux procès d’être tenus dans des délais réduits, il est impératif que les réquisitions de placement ou de prolongation relatives à la détention provisoire soient réservées aux seules situations de prévention du risque de renouvellement de l’infraction ou de pression sur la victime dans des procédures de terrorisme, de criminalité organisée ou d’atteintes graves aux personnes ».

Ces précisions données, l’article 16 de l’ordonnance mérite une attention particulière, car il autorise la prolongation des mesures de détention provisoire « de plein droit, sans qu’il soit nécessaire de prendre une décision de prolongation » (v. Circulaire, p. 8). En particulier, il est prévu qu’en matière correctionnelle, les délais maximums de détention provisoire prévus par le Code de procédure pénale sont prolongés de plein droit de deux mois lorsque la peine d’emprisonnement encourue est inférieure ou égale à cinq ans et de trois mois dans les autres cas.

Les dispositions de l’article 16 de l’ordonnance s’appliquent aussi bien aux détentions au cours de l’instruction qu’aux détentions pour l’audiencement devant les juridictions de jugement des affaires concernant des personnes renvoyées à l’issue de l’instruction.

Toutefois, la juridiction compétente a la possibilité d’ordonner à tout moment, d’office, sur demande du ministère public ou sur demande de l’intéressé, la mainlevée de la mesure, le cas échéant avec assignation à résidence sous surveillance électronique ou sous contrôle judiciaire lorsqu’il est mis fin à une détention provisoire.

En matière criminelle, le délai de prolongation « d’office » est porté à six mois ; et il en est de même en matière correctionnelle, pour l’audiencement des affaires devant la cour d’appel.

Pour illustrer ces hypothèses, la Circulaire du garde des Sceaux fournit quelques exemples. On en retiendra un : s’agissant d’une instruction en cours en matière correctionnelle dans laquelle la personne mise en examen a été placée en détention provisoire il y trois mois, et dont la détention expire dans un mois, cette détention ne devra être prolongée que dans trois mois, s’il s’agit d’un délit sanctionné d’une peine égale ou inférieure à cinq ans d’emprisonnement. Bien que les termes employés par la Circulaire manquent de clarté, on doit comprendre que la détention provisoire de cette personne, qui expire dans un mois, sera prolongée de plein droit de deux mois, dès lors que le délai de détention, qui aurait été ordonnée par le juge des libertés et de la détention en vertu de l’article 145-1, al. 1er, du Code de procédure pénale (selon ce texte, en matière correctionnelle, la détention ne peut excéder quatre mois), arrive à échéance (dans un mois). Il faut bien reconnaître qu’une telle solution n’est pas évidente, car l’article 16 de l’ordonnance fait état des « délais maximums de détention provisoire (…) prévus par les dispositions du code de procédure pénale ».

Or, en matière correctionnelle, le délai maximum de la détention provisoire est, en principe, d’un an (certaines exceptions sont prévues par l’article 145-1, al. 2 et 3, C. proc. pén.), tandis qu’en matière criminelle, ce délai est de trois ans (certaines exceptions sont prévues par l’article 145-2, al. 2 et 3, C. proc. pén.). Si on se fonde sur les termes employés par l’ordonnance, les prolongations « d’office » ne devraient jouer que lorsque ces « délais maximums » des détentions provisoires arrivent à échéance pendant la période de l’état d’urgence sanitaire.

Ces réserves formulées, le dernier alinéa de l’article 16 de l’ordonnance indique que les prolongations qu’il prévoit ne s’appliquent qu’une seule fois au cours de chaque procédure. Il en résulte donc que la détention provisoire d’une personne ne pourra faire l’objet que d’une seule prolongation de plein droit : soit au cours de l’instruction, soit au stade de l’audiencement. Si, par exemple, la prolongation « d’office » intervient pour une détention au cours de l’instruction, elle ne pourra pas ensuite s’appliquer à une détention après renvoi.

L’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 prévoit-elle une procédure dérogatoire pour la prolongation d’une mesure de détention provisoire ?

L’article 19 de l’ordonnance permet que la prolongation de la détention provisoire intervienne sans débat contradictoire, par dérogation aux dispositions des articles 145-1 et 145-2 du Code de procédure pénale. Plus précisément, ce texte institue une procédure écrite devant le juge des libertés et de la détention lorsque le recours à l’utilisation du moyen de télécommunication audiovisuelle prévu par l’article 706-71 du Code de procédure pénale n’est matériellement pas possible. Dans une telle hypothèse, les décisions du JLD interviennent au vu des réquisitions écrites du procureur de la République et des observations écrites de la personne intéressée ou de son avocat. S’il en fait la demande, ce dernier peut toutefois présenter des observations orales devant le JLD, le cas échéant par un moyen de télécommunication audiovisuelle. Le texte indique, en outre, que le juge doit organiser et conduire « la procédure en veillant au respect des droits de la défense et en garantissant le caractère contradictoire des débats ».

Quant à la Circulaire du garde des Sceaux, elle fournit certaines précisions supplémentaires. D’abord, elle énonce qu’il appartient au JLD de faire connaître au ministère public, ainsi qu’à l’avocat de la personne mise en examen et à cette dernière, qu’il envisage de faire application des dispositions de ce texte, « afin qu’ils puissent faire parvenir leurs réquisitions et observations respectives ». Ce magistrat doit, par ailleurs, communiquer la date à laquelle il entend rendre sa décision, une telle information devant être donnée « dans un délai raisonnable – d’au moins 5 jours ouvrés – » avant cette date. Les réquisitions du procureur de la République doivent être communiquées à l’avocat de la personne mise en examen « au moins 3 jours ouvrés avant la date fixée par le juge pour statuer ». Enfin, il est souhaitable que le JLD indique à l’avocat « qu’il doit faire parvenir ses observations écrites la veille du jour fixé pour la décision ».

Pour quelles raisons ce dispositif a fait l’objet de vives critiques de la part des avocats ?

Selon certains articles de presse, les avocats dénoncent les prolongations « d’office » de nombreuses détentions provisoires « sans aucun débat, et alors même que les délais maximums ne sont pas atteints ».

Comme il a été précédemment indiqué, étant donné que l’article 16 de l’ordonnance vise expressément « les délais maximums de détention provisoire prévus par les dispositions du code de procédure pénale », les prolongations d’office ne devraient intervenir que dans les cas où ces délais arrivent à échéance pendant la période de l’état d’urgence sanitaire. Il est vrai que les exemples donnés par la Circulaire laissent penser que telle n’est pas la volonté des rédacteurs de l’ordonnance. Il semble que ces derniers ont entendu appliquer les prolongations d’office à toutes les détentions provisoires sans aucune distinction. Dans une telle hypothèse, l’article 16 de l’ordonnance serait alors maladroitement rédigé. Toutefois, dès lors qu’il s’agit de se prononcer sur une question portant sur la liberté individuelle, il convient, d’abord et avant tout, de faire preuve de rigueur et de ne laisser planer aucun doute.

Quant à l’article 19 de l’ordonnance, il est regrettable qu’il autorise le recours à une procédure écrite, alors qu’il s’agit de statuer sur une mesure privative de liberté. L’état d’urgence sanitaire ne devrait, en aucun cas, autoriser des dérogations au principe du débat contradictoire, vu l’importance de la décision à rendre. Est-il nécessaire de rappeler ici que le principe fondamental est que la liberté est la règle et la détention l’exception ? Sans aucun doute, l’article 19 de l’ordonnance n’entoure pas la procédure de prolongation de la détention provisoire des garanties suffisantes tendant à assurer la protection des droits de la défense, ce qui est fort contestable.

 

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