L’Union européenne se lance dans la course au standard des obligations vertes
Par Sylvie Schmitt, Maître de conférences HDR, CDPC J.C. Escarras, Aix Marseille Univ., Univ. Pau & Pays d’Adour, UMR-CNRS 7318, Université de Toulon.
Par Sylvie Schmitt, Maître de conférences HDR, CDPC J.C. Escarras, Aix Marseille Univ., Univ. Pau & Pays d’Adour, UMR-CNRS 7318, Université de Toulon
Le 6 juillet 2021, la Commission européenne a rendu publique sa stratégie de promotion de la finance durable. Deux projets de textes ont été présentés à cette occasion. Le premier est un projet d’acte délégué qui vient compléter le règlement (UE) 2020/852 du Parlement européen et du Conseil du 18 juin 2020 sur la taxonomie des activités vertes. Le second est un projet de règlement fixant un standard européen pour encadrer les obligations vertes (European green bond standard : EGBS).
Le marché des obligations vertes reste confidentiel. Il correspond à 3% de l’ensemble des obligations émises dans le monde, mais lorsqu’on traduit ce pourcentage en numéraires, le résultat devient tout d’un coup plus impressionnant, avec un total de 1000 Md$ pour 2020. Le marché est donc en pleine expansion, bien que ses produits ne se distinguent pas formellement des obligations classiques. On y retrouve le même schéma de base : un emprunt accordé à l’émetteur d’obligations, personne privée ou publique, en échange du versement d’intérêts. La seule différence entre les obligations classiques et les obligations vertes réside dans l’objectif attribué aux secondes, l’émetteur s’engageant à utiliser les fonds recueillis pour promouvoir des technologies vertes ou exécuter des travaux protégeant l’environnement. D’où la nécessité de s’assurer de leur affectation, par le moyen d’un standard.
Quels sont les enjeux du standard européen ?
Le projet de règlement européen s’inspire directement des Green Bond Principles (GBP), premier standard sur les obligations vertes établi en 2014 par un groupe de banques internationales privées. Le standard européen ambitionne cependant d’aller plus loin que les GBP, en s’imposant comme le seul standard à suivre, tant pour son contenu exigeant que pour sa portée internationale : la Commission invite tous les émetteurs à l’adopter, qu’ils soient à l’intérieur de l’Union européenne ou même à l’extérieur. Le standard deviendrait ainsi, selon les termes du commissaire aux services financiers, un « étalon-or ».
Plusieurs raisons expliquent l’intérêt de la Commission pour les obligations vertes et leur encadrement. En premier lieu, l’Union européenne entend favoriser le développement des technologies vertes, notamment celles qui permettraient de réduire les émissions de CO2 et, pour cela, il faudra des ressources financières importantes. Déjà, sur les 750 milliards d’euros empruntés dans le cadre du plan de relance pour l’Europe, 30% proviennent d’obligations vertes.
En second lieu, l’Union européenne souhaite devenir un acteur de premier plan sur le marché des obligations vertes. À son avantage, elle possède quelques grandes places boursières comme Amsterdam ou, plus spécialisées en finance verte, le Luxembourg. À son détriment, elle est en concurrence directe avec des Etats et territoires ayant une longue tradition financière, tels que la Grande-Bretagne.
Là se trouve la troisième raison de la manœuvre européenne : l’Union européenne a compris que l’émission d’obligations vertes va de pair avec l’adoption de principes les encadrant. Il n’y a pas de définition précise des obligations vertes, tout simplement parce que leur contenu dépend des principes suivis. Chaque standard en donne une liste de sorte que si une obligation peut être déclarée verte, au regard par exemple des GBP, il n’est pas certain qu’elle le sera au regard du standard européen, et vice-versa.
Pour l’heure, l’Union européenne a pris du retard dans la standardisation des obligations vertes, mais elle devance de peu la Grande-Bretagne, sa concurrente directe sur le Vieux Continent.
Quelles sont les exigences du standard européen ?
Le standard européen comprend quatre exigences : les obligations devront porter sur une des activités énumérées par le règlement du 18 juin 2020 ; les émetteurs devront agir avec transparence en publiant des reportings (rapports réguliers) ; les émissions seront contrôlées par des examinateurs indépendants ; les examinateurs seront enregistrés auprès de l’Autorité européenne des marchés financiers.
Parmi ces quatre exigences, la première est sans doute la plus problématique à mettre en œuvre. Le règlement du 18 juin 2020 détermine six objectifs environnementaux (art. 9) dont deux consacrés au réchauffement climatique. Chacun de ces objectifs est décliné sous la forme d’une liste d’activités permettant de les réaliser. Le règlement est si détaillé que rien ne semble lui avoir échappé. Pourtant, des incertitudes persistent. À titre d’exemple, peut-on considérer que la production d’énergie renouvelable, une des activités vertes mentionnées (art. 10), inclut l’électricité d’origine nucléaire ? C’est là un débat qui divise actuellement l’Europe, entre d’un côté les États hostiles et de l’autre les États favorables au nucléaire, à la tête desquels se trouve la France.
Plus généralement, il existe une inquiétude latente que les activités vertes soient de simples opérations marketing de la part des émetteurs et que, malgré tous les garde-fous prévus par le standard européen, il s’avère difficile d’éviter cet effet d’« écoblanchiment » (ou « greenwashing »).
Lorsque les premières obligations vertes sont émises au début des années 2000, il n’y a pas encore de standard. La qualification d’obligation verte est libre, avec les abus que cela suppose. La publication des GBP en 2014 permet de moraliser le marché, mais sans supprimer complètement le phénomène d’écoblanchiment. Entre les contrôles pratiqués par des experts non-indépendants, l’absence de rapports fiables sur l’affectation des emprunts à des dépenses environnementales et, bien sûr, l’interprétation large de ce que l’on entend par « activités vertes », les occasions d’écoblanchiment ne manquent pas. En témoigne la décision du Climate bonds initiative (organisme privé qui a établi des principes, équivalents aux GBP, pour les obligations dédiées à la lutte contre le réchauffement climatique) : elle a disqualifié en 2020 plus de la moitié des obligations vertes émises par la Chine.
Le standard européen, avec ses quatre exigences, est conçu pour éviter les pièges de l’écoblanchiment. D’autres avant lui, le GBP et les principes du Climate bonds initiative pour ne citer qu’eux, ont poursuivi le même objectif. Le succès est relatif, mais peut-être qu’à force de conjurer le spectre de l’écoblanchiment, il finira par disparaître.
Si les standards ne sont pas autant respectés qu’il le faille, c’est certainement parce qu’il leur manque un élément jugé essentiel en droit : ils n’ont pas de valeur juridique contraignante.
Pourquoi le standard européen est-il facultatif ?
Libre aux émetteurs de suivre ou non le standard européen. En optant pour le droit souple (facultatif) au lieu du droit dur (obligatoire), la Commission a maintenu la pratique internationale inaugurée par les GBP. Cela s’explique pour les standards, comme les GBP, qui sont élaborés par des personnes privées. Dépourvues d’un pouvoir juridique contraignant, les personnes privées sont obligées de recourir au droit souple lorsqu’elles veulent réguler une activité. La Commission européenne, elle, est dotée de prérogatives de puissance publique. Elle aurait très bien pu rendre le standard obligatoire. Plusieurs raisons expliquent, là encore, le choix du mode incitatif. Pour commencer, le standard européen porte sur des matières juridiques, le droit environnemental et le droit international, dans lesquelles prolifèrent les méthodes de régulation douce (chartes, recommandations, codes de bonne conduite…).
La concurrence entre les standards constitue une deuxième explication au choix du droit souple. L’ambition de l’Union européenne est que son standard soit adopté par le plus grand nombre d’émetteurs. Elle ne saurait les attirer en les contraignant alors qu’il serait si facile de suivre un autre standard moins exigeant.
À bien y réfléchir, l’utilisation du droit souple apparaît être la moins mauvaise solution. Rendre le standard obligatoire serait un choix contraire au modèle de finance verte privilégié jusqu’ici par l’Union européenne, un modèle incitatif inauguré avec les échanges de quotas de CO2 et poursuivi avec le projet actuel de taxe carbone aux frontières. L’Union européenne maintient la cohérence de sa finance verte.
Les obligations vertes, sur lesquelles l’Union européenne mise tant, ont pour fil conducteur trois crises, passée, présente et future : celle de 2008 provoquée par le marché obligataire, celle du Covid avec son plan de relance dont 30% (soit 225 milliards d’euros) est composé d’obligations vertes, celle du réchauffement climatique que ces mêmes obligations sont censées combattre. L’Union européenne puise son énergie financière dans le cratère d’un volcan. Elle cherche à rationaliser l’imprévisible finance grâce à la morale, en offrant aux obligations un nouvel habillage vert qui ferait oublier le risque spéculatif. Mais les risques sont si nombreux qu’un de plus, au lieu de fragiliser davantage l’édifice, pourrait avoir le résultat inverse d’en augmenter les chances de réussite. Plus c’est fou et plus on y croit. Et si, effectivement, cela fonctionnait ? En dépit des risques d’écoblanchiment, de spéculation, d’échec du standard facultatif, en dépit de tous ces doutes, et si finalement la stratégie européenne fonctionnait ?
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