Le droit à l’IVG, un droit fragile ?
Le 13 mars dernier, le Syndicat national des gynécologues a demandé à ses adhérents d' »arrêter les interruptions volontaires de grossesse (IVG) » comme moyen de pression concernant leur fonds de garantie. Une décision controversée et largement décriée qui a mené le Syndicat à se rétracter quelques jours après. La clause de conscience, dont les médecins peuvent se prévaloir pour refuser de pratiquer une IVG, était en débat le vendredi 22 mars à l’Assemblée nationale.
Décryptage par Florence Bellivier, professeur de droit à l’Université Paris Nanterre.
« Doté d’une existence, le droit à l’IVG est soumis à des conditions strictes prévues dans le Code de la santé publique. Certaines dispositions sanctionnent pénalement la méconnaissance, par le médecin, du respect des dispositions légales »
Réagissant à l’annonce du syndicat, Agnès Buzyn l’a condamnée en considérant comme « inadmissible » et allant « à l’encontre du respect inconditionnel du droit à l’IVG ». Comment ce droit est-il actuellement garanti ?
Au cours de l’histoire, l’interruption volontaire de grossesse a été à la fois réprouvée et tolérée et elle mêle de façon parfois inextricable des considérations morales, religieuses, politiques, juridiques, déontologiques. Toutefois, aujourd’hui, en France, l’accès à l’IVG est considéré comme un « droit », ainsi que l’a qualifié le Conseil constitutionnel dans le considérant 9 de sa décision n° 2017-747 DC du 16 mars 2017 relative à l’extension du délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse :
« En adoptant les dispositions contestées [étendant les moyens de l’entrave à la « voie électronique ou en ligne […], le législateur a entendu prévenir des atteintes susceptibles d’être portées au droit de recourir à une interruption volontaire de grossesse dans les conditions prévues par le livre II de la deuxième partie du code de la santé publique. L’objet des dispositions contestées est ainsi de garantir la liberté de la femme qui découle de l’article 2 de la Déclaration de 1789 ».
Doté d’une existence, le droit à l’IVG est soumis à des conditions strictes prévues aux articles L. 2212-1 et suivant du Code de la santé publique. Certaines de ces dispositions sanctionnent pénalement la méconnaissance, par le médecin (mais non par la femme qui demeure hors de portée de la sanction) du respect des conditions légales. Quant aux normes supérieures à la loi française, elles protègent, certes indirectement, le droit des femmes à accéder à une IVG. À chaque fois que le Conseil constitutionnel a été amené à se prononcer sur une loi relative à l’avortement, qu’il s’agisse de l’autoriser ou d’en assouplir les conditions, il n’a jamais exercé de censure. De son côté, si la jurisprudence étoffée de la Cour européenne des droits de l’homme en la matière ne consacre pas un droit des femmes à avorter et ne condamne donc pas les pays conservateurs sur ce plan, elle conforte le droit français en se refusant à intégrer le fœtus dans l’orbite de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme qui protège le droit à la vie, comme le souhaitaient les contempteurs de la loi de 1975.
Le syndicat s’expose-t-il à des risques de poursuite ?
Le SYNGOF (syndicat national des gynécologues obstétriciens de France) a fait sa déclaration dans un contexte particulier, à savoir la discussion parlementaire du projet de loi relatif à l’organisation et à la transformation du système de santé, n° 1681, déposé le mercredi 13 février 2019. Là où la réaction du syndicat est particulièrement grotesque, c’est que la menace qu’il brandit porterait en pratique sur les femmes ayant besoin de recourir à une IVG alors que la réclamation du syndicat s’adresse au gouvernement afin que celui-ci intègre dans le projet de loi une disposition étendant le champ d’application temporel du fonds de garantie dont bénéficie la profession. Aucun lien, donc. Au motif, contestable, que le débat serait trop technique pour être relayé par la grande presse, le syndicat a choisi ce mode d’action dont il assume le caractère « scandaleux ». Du reste, le syndicat a lui-même fait machine arrière dans un communiqué du 14 mars et le Conseil national de l’Ordre des médecins a condamné « l’expression d’une telle menace mettant en cause les droits des femmes et portant atteinte à l’indépendance des professionnels, qu’aucun conflit avec les autorités ne saurait justifier ».
Une militante du Groupe F a de son côté d’ores et déjà porté plainte contre le syndicat pour incitation à l’entrave à l’IVG et atteinte au droit des patientes de choisir librement leur médecin. Le registre déontologique nous semble en l’espèce plus porteur que le registre pénal car pour que l’incitation soit établie, il faudra établir un fait punissable, à savoir une entrave ou une tentative d’entrave.
La clause de conscience fait l’objet de débats actuellement, notamment à l’Assemblée nationale. En quoi consiste-t-elle ? Pourrait-elle être remise en cause ?
Juridiquement, la clause de conscience des médecins est prévue, de façon générale, par l’article R. 4127-47 al. 2 du Code de la santé publique (CSP) et, en particulier s’agissant de l’avortement par l’article L. 2212-8 CSP. C’est, pour le médecin, le droit de refuser la réalisation d’un acte médical pourtant autorisé par la loi mais qu’il estimerait contraire à ses convictions personnelles, professionnelles ou éthiques. Ce droit s’articule avec une obligation de continuité des soins, notamment en cas d’urgence, et, s’agissant de la clause propre à l’avortement, avec le droit des femmes à recourir à un avortement dans les conditions fixées par la loi, le médecin devant informer, sans délai, l’intéressée de son refus et lui communiquer immédiatement le nom de praticiens susceptibles de réaliser l’intervention.
Politiquement, l’existence d’une clause de conscience -générale ou spéciale (pour un acte) – traduit deux choses : d’une part le caractère particulier de l’exercice médical qui met en relation un professionnel et une personne qui souffre ; d’autre part, le pluralisme de nos sociétés qui a pour conséquence que lorsqu’une technique ou une pratique autrefois illégale finit par être admise, c’est souvent sans unanimité, d’où la nécessité de passer par le dispositif liberté encadrée / clause de conscience individuelle également circonscrite. Par exemple, dans un autre champ que l’IVG, lorsque, par la loi du 4 juillet 2001, le législateur a admis la stérilisation à visée contraceptive, il a précisé qu’ « un médecin n’est jamais tenu de pratiquer cet acte à visée contraceptive » mais qu’ « il doit informer l’intéressée de son refus dès la première consultation » (art. L. 2123-1 al. 5 CSP).
Mais depuis une dizaine d’années, cette façon de créer du compromis entre loi et morale individuelle ou entre plusieurs morales individuelles est remise en cause, et pas seulement en France. Ainsi, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) a adopté, le 7 octobre 2010 une résolution essayant reconnaissant à la fois la légalité des « objections de conscience » en matière médicale et la nécessité de les encadrer de façon exhaustive et stricte (APCE, Résolution 1763 (2010), « Le droit à l’objection de conscience dans le cadre des soins médicaux légaux »). Le projet de résolution était quant à lui plus circonspect quant à l’objection de conscience, en ce qu’il mettait à la charge du professionnel de santé la preuve que son objection était de bonne foi et qu’il prévoyait la création d’un registre des médecins objecteurs de conscience.
En France, les prises de position contre la clause spéciale en matière d’IVG se multiplient (voir Haut Conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes, « Rapport relatif à l’accès à l’IVG dans les territoires », 7 novembre 2013 ; Défenseur des droits, Avis n°15-12 du 28 mai 2015). Une proposition de loi destinée à contrer « le symbole d’un pouvoir médical qui s’arroge le droit de contester la loi et continue de se mobiliser pour contrôler le corps des femmes » a été déposée au Sénat le 28 septembre 2018. Son contenu a été repris sous la forme d’un amendement défendu par une partie de l’opposition de gauche le 22 mars à l’occasion de la discussion du projet de loi relatif à l’organisation et à la transformation du système de santé (n° 1681). Superfétatoire (en raison de la présence de la clause générale) et stigmatisant les femmes, selon les défenseurs de l’amendement, risquant au contraire de compliquer le parcours de ces dernières sans rendre plus effectif l’accès à l’avortement, d’après la ministre de la Santé Agnès Buzyn, la clause de conscience continue donc d’être sous les projecteurs mais sera sans doute maintenue tant que le débat sur l’IVG continuera d’être aussi passionnel.
Il nous faut donc réfléchir d’une part – et pas seulement dans le cadre de l’IVG – à la place des médecins et de la médecine dans la société, que l’on sollicite pour intervenir sur nos corps mais dont on voudrait qu’ils le fassent sans emprise d’aucune sorte sur nos vies et dont on a tendance aujourd’hui à se méfier alors même qu’ils ont joué leur rôle dans l’émancipation des femmes, d’autre part aux conditions d’une discussion sereine sur l’IVG en France.
Pour aller plus loin :
– Luc Boltanski, La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Gallimard, 2004 : http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/NRF-Essais/La-Condition-foetale
-L. Brunet et A. Guyard-Nedelec (dir.), « Mon corps, mes droits ! » L’avortement menacé ?Panorama socio-juridique : France, Europe, États-Unis, mare&martin, 2019 : https://www.lgdj.fr/mon-corps-mes-droits-l-avortement-menace-9782849343753.html
– Tatiana Gründler, « La clause de conscience en matière d’IVG, un antidote contre la trahison ? », Droit et cultures, 74, 2017, p. 155 et s. : https://journals.openedition.org/droitcultures/4329
-M. Mazui, L. Toulemon, E. Barit, « Un recours moindre à l’IVG mais plus souvent répété », Population & sociétés, n° 518, janvier 2015. : https://www.ined.fr/fr/publications/editions/population-et-societes/recours-moindre-ivg/
-Loi n° 75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de la grossesse -Version consolidée au 27 mars 2019 : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000700230
Par Florence Bellivier.