L’arrêt Semenya : une victoire pour les droits fondamentaux des athlètes ?
Le 10 juillet 2025, la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a donné gain de cause à Madame Caster Semenya dans le combat judiciaire qu’elle mène contre les règles de World Athletics sur les athlètes intersexes (à ne pas confondre avec les athlètes transgenres) qui leur interdisent de participer au niveau international dans la catégorie féminine, sauf à abaisser leur taux naturel de testostérone. Si la championne sud-africaine s’est réjouie d’ « un résultat positif », la Cour ne s’est toutefois pas prononcée au fond sur la conventionnalité du règlement litigieux, ni n’a pleinement confirmé son arrêt de chambre rendu dans la même affaire.
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Par Mathieu Maisonneuve, Professeur de droit public à l’Université d’Aix-Marseille, Membre du Tribunal arbitral du sport
Sur quel fondement la Suisse a-t-elle été condamnée ?
Elle l’a été pour violation du droit européen à un procès équitable. Depuis l’arrêt Mutu et Pechstein c. Suisse du 3 octobre 2018, il était acquis que, en cas d’arbitrage forcé devant le Tribunal arbitral du sport (TAS) portant sur des droits de « caractère civil », ce dernier, dont le siège est situé à Lausanne, devait offrir les garanties de l’article 6§1 de la Convention, et que pesait sur la Suisse, par l’intermédiaire de son Tribunal fédéral, l’obligation positive d’y veiller. Dans l’arrêt Semenya, la Grande chambre de la CEDH a précisé que, dans un tel cas d’arbitrage forcé, le respect du droit au procès équitable exigeait « un examen particulièrement rigoureux » de la cause lorsque celle-ci concerne des droits « correspondant, en droit interne, à des droits fondamentaux ».
Selon la Cour, alors que Madame Semenya avait été contrainte de contester le règlement de World Athletics sur les athlètes présentant des différences du développement sexuel (athlètes intersexes) devant le TAS et que le litige mettait notamment en jeu les droits de la requérante au respect de son identité, de son intimité, de son intégrité physique et psychique et de sa dignité, ainsi que son droit d’exercer son activité professionnelle, l’examen de sa cause par le Tribunal fédéral suisse, saisi en tant que juge de l’annulation de la sentence rendue, « n’a pas satisfait à l’exigence de rigueur particulière requise ».
La Grande chambre a estimé qu’il en allait ainsi sur plusieurs points relatifs à l’évaluation du caractère raisonnable et proportionné du règlement contesté. Il s’agit de points sur lesquels le TAS avaient pu exprimer des doutes, comme la difficulté que pouvaient rencontrer les athlètes concernées à maintenir de manière continue leur taux de testostérone en dessous du seuil maximal fixé, même en faisant de leur mieux, ou bien encore sur la détermination des épreuves dans lesquelles les athlètes intersexes disposeraient d’un avantage significatif, sans pour autant que le Tribunal fédéral n’approfondisse la question (ATF 147 III 49), se contentant d’exercer le même contrôle notoirement très restreint qu’il exerce en cas d’arbitrage commercial.
La CEDH n’a donc à aucun moment jugé, en tout cas directement, que le règlement contesté violait la Convention. Il est peu probable que Madame Semenya, dont la carrière est maintenant derrière elle, forme, comme elle a en la possibilité, une demande de révision devant le Tribunal fédéral suisse pour que celui-ci statue à nouveau sur son cas. Le niveau de contrôle renforcé désormais exigé de lui, et par ricochet du TAS, de même que les critiques indirectement exprimées par la Grande chambre sur la proportionnalité du règlement litigieux, peuvent toutefois constituer un motif d’espoir pour d’autres athlètes intersexes, et ce d’autant plus que World Athletics a depuis 2023 durci ses règles, voire pour des athlètes transgenres.
S’agit-il d’un recul par rapport à l’arrêt de chambre ?
À première vue, on pourrait être tenté de le penser. L’arrêt de chambre avait été particulièrement remarqué dans la mesure où il avait reconnu la compétence de la Cour pour connaître d’une requête dirigée contre la Suisse, après épuisement des voies de recours internes, par n’importe quelle partie à un arbitrage forcé devant le TAS, y compris pour connaître de griefs tirés, non seulement de la violation des droits procéduraux garantis par l’article 6§1, mais aussi et surtout de la violation des droits substantiels protégés par la Convention. Il avait ainsi admis une forme de compétence universelle de la CEDH en matière de protection des droits conventionnels des sportifs fondée sur le seul siège lausannois du TAS.
La Grande chambre est revenue sur cette extension de la compétence de la Cour. Selon elle, le fait que le TAS soit établi en Suisse ne saurait suffire à conférer juridiction à la Suisse, au sens de l’article 1er de la Convention, qu’au regard de l’article 6§1, en raison de la compétence du Tribunal fédéral pour contrôler les sentences rendues, à l’exclusion, en l’absence de tout élément de rattachement supplémentaire (comme il en existait dans la décision Platini c. Suisse du 5 mars 2020), des autres articles de la Convention. Or, en l’espèce, la requérante, de nationalité sud-africaine et résidant à Pretoria, contestait un règlement édicté par une fédération sportive internationale dont le siège est à Monaco, sans soutenir avoir été empêchée de participer à une compétition organisée en Suisse. Parfaitement orthodoxe en droit, à jurisprudence constante, ce raisonnement peut toutefois être discuté en opportunité. Il est en effet potentiellement porteur d’un risque d’inégale protection des athlètes en contradiction avec l’idée d’universalité du sport. Selon bien sûr qu’ils aient ou non la nationalité suisse ou y réside, mais aussi selon que leur fédération internationale y est ou non établie.
En réalité, le recul de la Grande chambre sur sa compétente, et le risque associé, est bien moindre qu’il n’y paraît de prime abord. En se reconnaissant compétente dans son arrêt de chambre pour connaître de griefs tirés de la violation de droits substantiels, la Cour n’était en effet pas allée jusqu’à contrôler que le règlement litigieux ne violait pas matériellement ces droits. Elle s’était contentée de vérifier si la requérante avait disposé de garanties institutionnelles et procédurales suffisantes, c’est-à-dire d’un système de juridictions devant lesquelles elle avait effectivement pu faire valoir de tels griefs. Ce qui n’est fondamentalementpas si différent de l’exigence posée par la Grande chambre au titre de l’article 6§1 que « la rigueur du contrôle juridictionnel opéré par la seule juridiction ayant la compétence de contrôler les sentences du TAS soit en rapport avec l’importance des droits individuels en jeu ».
L’arrêt menace-t-il l’autonomie de la lex sportiva, et même de l’arbitrage ?
Il serait très exagéré de le prétendre. Tout d’abord, il ne fait aucun doute que la portée de l’arrêt est limitée à l’arbitrage forcé, voire plus précisément encore à une partie de l’arbitrage imposé en matière sportive. L’exigence de rigueur du contrôle exigé du Tribunal fédéral suisse par la Cour est en effet largement motivée par les spécificités de cette forme arbitrage : son caractère imposé aux athlètes par des organes privés de gouvernance du sport dont la relation entre eux est marquée par un « déséquilibre structurel », bien sûr, mais aussi le fait qu’il le soit, au moins dans le cas du TAS, devant une institution sur laquelle ces organes disposent d’une « prédominance structurelle », pour le règlement de litiges internationaux dans lesquels ils sont parties, et dont l’enjeu « est susceptible de dépasser l’exercice des droits patrimoniaux ou économiques habituellement en cause en matière d’arbitrage commercial ».
Ensuite, si l’exigence d’un contrôle renforcé du Tribunal fédéral suisse sur l’arbitrage TAS ne peut que limiter l’autonomie de lex sportiva, la Grande chambre a tenté de trouver un équilibre acceptable entre la légitime autonomie normative du Mouvement sportif transnational et la nécessaire protection effective des droits fondamentaux des athlètes. La Cour ne demande nullement au Tribunal fédéral de s’ériger en juge d’appel des sentences du TAS. Elle ne lui demande pas plus de faire de la violation des droits substantiels protégés par la Convention un motif spécifique de recours en annulation. Elle lui demande seulement, dans le cadre de son contrôle de la violation de l’ordre public matériel, d’exercer un contrôle moins superficiel et plus rigoureux des sentences rendues tranchant, à la suite d’un arbitrage forcé, des litiges sensibles.
Le système de l’arbitrage TAS est un système qui présente de multiples avantages, à commencer, ainsi que le reconnaît la Cour, d’assurer l’égalité des compétiteurs internationaux devant la justice. Si cet objectif légitime ne peut être atteint qu’en imposant la compétence exclusive du TAS en premier et dernier ressort, détourner les athlètes des juridictions étatiques sans leur consentement suppose, pour constituer un moyen proportionné, non seulement que le TAS soit bien un tribunal indépendant et impartial, ce sur quoi la Cour a refusé de se prononcer à nouveau, tout en semblant laisser une porte ouverte pour l’avenir, mais aussi que ses sentences soient susceptibles de faire l’objet d’un contrôle effectif lorsqu’elles mettent en jeu des droits fondamentaux. Il s’agit d’une évolution qu’une partie de la doctrine appelait de ses vœux depuis une vingtaine d’année et que la Grande chambre de la CEDH a entrepris de concrétiser. Il reste à voir ce que le Tribunal fédéral suisse en fera et, surtout, ce que décidera de son côté la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire RFC Seraing. Son arrêt est attendu pour le 1er août 2025.