Par Bruno Py, professeur de droit privé et sciences criminelles à l’Université de Lorraine

L’association l’Enfant bleu a présenté, mercredi 8 novembre, un livre blanc contenant 23 propositions pour renforcer la protection des enfants victimes de maltraitance. L’une d’entre elles suggère d’instaurer une immunité ordinale pour les professionnels de santé réalisant un signalement aux autorités compétentes en cas de violences faites à un enfant. Selon l’Enfant bleu, la possibilité pour l’ordre des médecins d’engager des poursuites disciplinaires à l’encontre d’un confrère ayant levé le secret médical est de nature à dissuader les médecins d’effectuer un signalement, en dépit des textes de loi le leur permettant lorsque la victime est mineure. L’association en veut pour preuve l’affaire Kenzo, du nom d’un nourrisson décédé en 2017 des suites des sévices infligés par ses parents et dont le cas n’a pas fait l’objet d’un signalement de la part des personnels de santé « malgré des signaux qui auraient dû [les]alerter ». Dans son rapport public du 17 novembre 2023, la commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites au enfants (CIIVISE) préconise également de « garantir l’immunité disciplinaire des médecins et de tous les professionnels  ». 

Un médecin peut-il d’ores et déjà violer le secret professionnel pour effectuer un signalement ? 

Oui, sous condition. Dans une affaire récente, le Conseil d’État (CE 30 mai 2022) prend soin de rappeler que, par principe, tout médecin est tenu de respecter le secret professionnel, tant en raison des règles de l’article 226-13 du Code pénal que de l’article L.1110-4 du Code de la santé publique qui fait du respect de ce secret professionnel un droit du patient. (C. Santé publ., art. R4127-4). 

Par dérogation, les signalements relèvent de l’article 226-14 du Code pénal qui prévoit la faculté de signaler, et de l’article R4127-44 du Code de la santé publique qui explicite les modalités de signalement : « Lorsqu’un médecin discerne qu’une personne auprès de laquelle il est appelé est victime de sévices ou de privations, il doit mettre en œuvre les moyens les plus adéquats pour la protéger en faisant preuve de prudence et de circonspection. Lorsqu’il s’agit d’un mineur ou d’une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son état physique ou psychique, il alerte les autorités judiciaires ou administratives, sauf circonstances particulières qu’il apprécie en conscience ». Le Conseil d’État est très vigilant et vérifie scrupuleusement le respect des conditions du signalement. (C.E. 19 mai 2021)

Un médecin est-il obligé de signaler un cas d’infraction sexuelle sur un mineur ? 

Pour l’heure, non. Signaler ou non reste un choix éthique. Le médecin qui est confronté à la délicate situation d’avoir à choisir entre respecter le secret et dénoncer une infraction sexuelle réelle ou fortement plausible concernant une victime mineure est placé devant ce qu’il convient d’appeler une option de conscience. Soit le praticien garde le silence, respectant ainsi le secret, et nul ne peut lui en faire le reproche car il obéit à la loi en général et à l’article 226-13 en particulier. Soit le médecin décide de révéler, protégeant ainsi les intérêts d’une victime, et nul ne peut lui en faire le reproche car il obéit à l’article 226-14-1°. (Bruno Py, La place du professionnel de santé face aux violences sur mineur commises dans le cercle intrafamilial, Journal de droit de la santé et de l’assurance maladie, N° spécial 30-2021 p.17). Autrement dit, se taire est licite, parler est licite : il peut choisir en conscience. Bien que souvent réclamée, l’obligation de signaler n’est pour l’instant introduite ni dans le Code pénal, ni dans le Code de la santé publique.

Un médecin peut-il être sanctionné sur le plan disciplinaire pour avoir violé le secret lors d‘un signalement ? 

Parfois oui, et ce pouvoir de contrôle ordinal est important. La loi n°2002-73 du 17 janvier 2002 a rajouté à la fin de l’article 226-14 du Code pénal la formule suivante : « Aucune sanction disciplinaire ne peut être prononcée du fait du signalement de sévices par le médecin aux autorités compétentes dans les conditions prévues au présent article. » La loi n°2015-1402 du 5 novembre 2015 a étendu cette exonération de responsabilité au bénéfice de l’auteur d’un signalement : « Le signalement aux autorités compétentes effectué dans les conditions prévues au présent article ne peut engager la responsabilité civile, pénale ou disciplinaire de son auteur, sauf s’il est établi qu’il n’a pas agi de bonne foi. »

Il reste donc un cas de sanction disciplinaire possible même s’il est rarissime, comme le souligne le rapport d’information sur l’obligation de signalement par les professionnels astreints à un secret des violences commises sur les mineurs : « La responsabilité du professionnel peut toutefois être engagée dans une hypothèse : s’il est établi qu’il n’a pas agi de bonne foi. Un professionnel qui aurait effectué une dénonciation calomnieuse pourrait donc être condamné pour ce motif. Ce dernier élément implique que l’auteur d’un signalement puisse faire l’objet de poursuites destinées à s’assurer qu’il a agi de bonne foi. Aucun des interlocuteurs entendus par vos rapporteures n’a fait état de condamnations dont il aurait eu connaissance après un signalement. » 

Alors oui, il y a déjà eu exceptionnellement des médecins condamnés par l’Ordre des médecins par exemple pour « un certificat tendancieux pouvant être instrumentalisé » lequel était établi sans avoir personnellement observé les faits mais en se fiant uniquement aux propos d’un parent. Ou pour un certificat portant sur la sœur d’un enfant sans l’avoir examiné. C’est une chose de constater médicalement une blessure, c’est une autre chose d’écrire que le père est incestueux. (Ch. Disciplinaire CNOM, 04/04/2019, dossier n°13564 ; CE 19 mai 2021 / n° 431346 ; CE 30 mai 2022 / n° 448646) Il faut rappeler deux principes déontologiques essentiels, d’une part le médecin ne doit pas s’immiscer dans les affaires de familles (C. santé publ. art. R4127-51) d’autre part le médecin est indépendant y compris à l’égard des demandes d’un patient (C. santé publ. Art. R4127-5).

Enfin, il est essentiel de rappeler sans cesse que le secret professionnel est une institution d’intérêt général qui protège d’abord et avant tout la liberté de chaque mineur, de chaque parent de s’adresser en confiance à un médecin, pour nouer une relation de confiance sans laquelle il n’est pas de soin du corps ni de l’esprit qui soit sincèrement possible. Les médecins sont autorisés à transgresser le secret lorsqu’ils découvrent des éléments qui font craindre un danger pour un mineur. Il est illusoire de penser que l’effacement du secret par une obligation de signaler serait la solution. Il faut absolument se souvenir que trahir le secret, c’est prendre le risque de perdre la confiance et que perdre la confiance est potentiellement mortel.