Par Jean-Emmanuel Ray – Professeur émérite à Paris I – Sorbonne
A la suite des réquisitions annoncées par le gouvernement au sein des raffineries dès mardi 11 octobre dernier, P. Martinez, secrétaire général de la CGT a affirmé : « C’est plus qu’un passage en force, c’est une remise en cause du droit de grève » et indiqué vouloir contester ces réquisitions par voie de référé. Plusieurs procédures ont été initiées mais, pour l’heure, toutes ont été rejetées par les juges administratifs.

Les réquisitions prononcées par des préfets dans les centres de raffinage sont-elles une atteinte au droit de grève ?

 Le propre du Droit est de trouver une conciliation entre intérêts divergents sinon opposés. S’agissant en particulier du droit constitutionnel de grève, ce droit est « d’une nature particulière » a rappelé le Conseil constitutionnel le 16 août 2007 : il permet en effet à un contractant de ne pas exécuter ses obligations, et de causer volontairement et collectivement un préjudice à autrui sans en devoir réparation.

Après l’arrêt Dehaene, le Conseil avait donc évoqué le 25 juillet 1979 « la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels, dont la grève est un moyen, et la sauvegarde de l’intérêt général auquel la grève peut être de nature à porter atteinte ». Conciliation d’autant plus indispensable lorsque la grève de quelques-uns pose des problèmes cumulatifs à des millions de citoyens-travailleurs, salariés ou indépendants : un conflit concernant la production de yaourts n’a pas exactement le même effet qu’une grève des raffineries pouvant asphyxier lentement l’ensemble de l’économie.

Mais pour comprendre l’effervescence actuelle, les contingences politico-sociales du moment sont essentielles.  S’agissant des manifestations des confédérations habituelles le mardi 18 octobre, les (quelques) réquisitions effectuées, ont permis l’ajout de « la défense du droit de grève » à « l’augmentation des salaires » (revendication panoramique, encore mieux partagée lorsque la rémunération des dirigeants a massivement augmenté en dehors de toute performance personnelle), et donc à FO de rejoindre le mouvement. Enfin et surtout, la radicalité semble payer. Or le 8 décembre 2022 auront lieu les élections professionnelles dans les trois Fonctions Publiques (Etat, territoriale et hospitalière) : le score de chacun des syndicats sera suivi de très, très près. Sur le plan symbolique d’abord (quels seront les trois premiers syndicats ?), mais aussi pour des raisons très concrètes de subventions ou d’heures de délégation.

Le Comité de la liberté syndicale de l’Organisation Internationale du Travail a-t-il effectivement condamné les réquisitions comme portant atteinte au droit de grève ?

 Le lecteur des Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative a eu le sentiment de rentrer à la maison après avoir entendu tant de commentaires farfelus. Ici, les réquisitions seraient limitées aux temps de guerre (nous ne sommes pourtant plus au temps du « décret de Colombey » de mars 1963). Là, l’OIT aurait condamné toute réquisition dans les raffineries.

Face à ces commentaires, la lecture du texte de l’avis n° 2841 de l’OIT de novembre 2011, rendu après avoir été saisi par la CGT du point de savoir si les réquisitions ordonnées dans les raffineries en 2010, en pleine réforme des retraites, étaient conformes à la liberté syndicale et au droit de grève est instructive.  Le Comité rappelle que « le maintien de services minima en cas de grève ne devrait être possible que dans les services essentiels au sens strict : l’interruption risquerait de mettre en danger la vie, la sécurité ou la santé de la personne dans une partie ou dans l’ensemble de la population […] et dans les services qui ne sont pas essentiels au sens strict, mais où les grèves d’une certaine ampleur et durée pourraient provoquer une crise nationale aiguë menaçant les conditions normales d’existence de la population. (…) ».

Dans son avis, le Comité ajoute que « les réquisitions en cause avaient une portée volontairement limitée dans la nature des travaux requis, dans le nombre de personnes affectées ainsi que dans la durée de la mobilisation, afin de répondre à la stricte nécessité de rétablir l’ordre public et à ne pas entraver davantage le droit de grève ».  L’OIT ne condamne donc pas de manière inconditionnelle la réquisition comme portant atteinte au droit de grève.

Quelle attitude ont adopté les juges des référés qui se sont prononcés à la suite des procédures initiées par la CGT ?

 Saisis (pour l’instant) sur la base d’un « référé-liberté » par la CGT de la question de savoir si les réquisitions portaient une atteinte excessive au droit de grève, les juges ont appliqué la doctrine du Conseil d’État en la matière, fixée par son arrêt du 27 octobre 2010 :  il avait validé un arrêté du préfet des Yvelines réquisitionnant pour une durée de six jours certains personnels grévistes de l’établissement Total de Gargenville.

Les juges relèvent que, s’agissant d’installations pétrolières presque entièrement automatisées, aux très fortes spécificités, aux risques potentiels extrêmement élevés (incendie, pollution) et où des qualifications spécifiques sont nécessaires, l’ équilibre avec le droit de grève exige des mesures très ciblées en personnel et en durée ; et cette conciliation de l’intérêt général et du droit de grève (ici en dehors de tout service public tenu – en principe- à une obligation de continuité) ne doit pas conduire au sacrifice de l’un ou l’autre.

La réquisition préfectorale ne doit donc pas conduire à un service presque normal.  Le Tribunal administratif de Rennes (n° 2205246) a ainsi suspendu samedi 15 octobre l’exécution de l’arrêté du préfet d’Ille-et-Vilaine s’agissant d’un laboratoire d’analyses médicales : portant sur 55 des 160 salariés, la réquisition était excessive car non « proportionnée à l’impératif d’assurer, même à l’échelon de la seule agglomération de Rennes, la sécurité des patients la continuité des soins », et rappelant qu’il appartient au Préfet de justifier de l’atteinte au droit de grève.

Le tribunal administratif de Rouen a quant à lui répondu point par point aux arguments de la CGT, en soulignant la nécessité, puis la proportionnalité des mesures de réquisition prises, comme l’exige la jurisprudence du Conseil d’État. Les juges ont tenu compte à cet égard de « 1. La nature même de l’activité exploitée sur le site, indispensable au fonctionnement des services publics de transport et à la circulation des travailleurs salariés ou indépendants [qui]confère au pompage des installations la nature d’un besoin essentiel du pays ».

 Les juges ont en outre relevé que « 2.  Le recours à des mesures de réquisitions individuelles d’agents qualifiés présente un caractère nécessaire pour prévenir les risques d’atteinte à l’ordre public eu égard à la durée des défaillances d’approvisionnement causées par la grève ». 

Enfin, les juges ont conclu qu’il n’était pas contesté « que ce choix, limité en nombre et en durée, adapté à la situation évolutive des effectifs, ne tend pas à mettre en place un service normal mais vise à assurer, par un nombre restreint mais suffisant d’agents et une liste réduite de tâches essentielles précisément définies, un service minimum de pompage et d’expédition ». Pour ces raisons, l’ensemble des procédures de référé-liberté initiées par la CGT pour le moment ont été rejetées par les tribunaux administratifs.

A votre sens, cet épisode révèle-t-il un problème plus général quant à l’exercice du droit de grève ?  

 Dans tous les pays du monde, les « services essentiels » ont un statut particulier à l’égard de la grève, souvent quel que soit le statut des travailleurs en cause. Or en France tout le débat tourne autour des « services publics », vision subjective car ainsi qualifiée par le législateur.

Pourtant, ce critère ne correspond plus aux « besoins essentiels » d’un pays. Avec sa vision objective et téléologique de ce qui est dû à tout citoyen, en partant légitimement de ses besoins et indépendamment du statut juridique des travailleurs, l’Italie nous a précédé avec la loi n°146 de 1990.  Ce sont ses droits fondamentaux (à la vie, à la santé, à la libre circulation, à la liberté de communication) qui ont permis de qualifier les services en question de « services publics essentiels ». Pouvant tromper le juriste français, car il s’agit en réalité de « services essentiels dûs au public » : ainsi de l’hygiène publique, les écoles et l’Université, (dans la limite des examens et des évaluations finales) et…la distribution d’énergie.

Comme dans d’autres domaines où chacun prétend aujourd’hui avoir tous les droits, il n’apparaît pas déplacé, dans notre société d’individus et de communautés repliées sur elles-mêmes, de rappeler la place de l’intérêt général.

Lundi 17 octobre, à 17 heures

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