Par Michel Verpeaux, Professeur émérite de l’Université Paris Panthéon-Sorbonne

Le préfet de Martinique a demandé l’annulation de la délibération du 25 mai 2023 de l’Assemblée de Martinique par laquelle elle a reconnu, en son article 1er, la langue créole comme langue officielle de la Martinique, à côté du français. Le 11 septembre 2023, le préfet a assorti sa requête au fond d’une demande adressée au juge des référés du tribunal administratif de Martinique de suspension de l’exécution de cet article 1er en application de l’article L. 554-1 du code de justice administrative. Le juge des référés a rendu son ordonnance de référé le 4 octobre 2023 en déclarant irrecevable la demande de suspension. C’est une procédure d’urgence, rendue à juge unique mais susceptible d’appel ce à quoi a procédé le préfet de Martinique à la suite de cette décision du 4 octobre 2023. La décision ne préjuge pas, en principe, de la solution qui sera rendue plus tard à la demande d’annulation de la même délibération. 

La délibération de l’Assemblée de Martinique n’est-elle qu’un acte préparatoire ?

Sans se prononcer sur l’emploi de la langue créole, le tribunal administratif a eu à statuer sur la nature de la délibération adoptée par l’Assemblée de Martinique. Dans sa défense, la Collectivité soutenait en effet que sa délibération n’était qu’un acte préparatoire insusceptible de recours, c’est-à-dire qu’elle ne constituait pas un acte décisoire. C’est dans ce sens qu’a statué le juge des référés. Selon son ordonnance, l’article 1er, qui est le seul dont le préfet avait demandé la suspension, n’a pas d’autre objet que d’autoriser le président de cette assemblée à transmettre le « projet de loi » demandant au Gouvernement de modifier des dispositions législatives et réglementaires en vigueur, ce que prévoit le Code général des collectivités territoriales (art. L. 7252-1). Il ne s’agit alors que d’une proposition de modification ou d’adaptation du droit existant. La seule obligation pesant sur le Premier ministre est d’accuser réception et d’indiquer dans quel délai il entend apporter une réponse.  

L’ordonnance de référé précise que la transmission au contrôle de légalité ne préjuge en rien de la nature juridique de cet acte. La transmission de toutes les délibérations de l’Assemblée de Martinique au contrôle de légalité est en effet obligatoire sans que cela préjuge de leur contenu normatif et de leur caractère décisionnel (art. 7231-1). La requête a donc été jugée irrecevable. Il est possible que la même réponse soit apportée sur le fond à la demande d’annulation de la délibération. 

Les collectivités territoriales peuvent-elles reconnaître l’usage officiel d’une langue régionale ?

L’article 1er de cette délibération, approuvée à l’unanimité par les conseillers territoriaux moins une abstention, contient bien une affirmation dénuée de toute ambiguïté dans la mesure où l’Assemblée a reconnu le rôle et la place de la langue créole « comme langue officielle de la Martinique, au même titre que le français ». L’article 2 de la délibération a prévu à la suite que « la Collectivité territoriale de Martinique agira en faveur de la pleine reconnaissance du créole en tant que marqueur identitaire et collectif et en tant que langue vivante à laquelle l’Education nationale doit donner pleinement sa place au sein des programmes scolaires ». La référence à l‘identité serait de nature, si cette délibération devait être autre chose qu’une proposition adressée au Premier ministre, à porter atteinte à l’indivisibilité de la République. 

Le droit français en matière de reconnaissance des langues régionales est assez sommaire. Tandis que l’article 2 de la Constitution proclame depuis 1992 que la langue de la République est le français, la révision de 2008 s’est contentée d’affirmer que « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France » (art. 75-1). Il n’existe pas de véritable loi sur la reconnaissance des langues régionales en France, même si celle du 21 mai 2021 est relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion. Le contenu de cette loi est d’ailleurs fort modeste et il est surtout concentré sur l’enseignement des langues régionales. Elle ne proclame en rien un droit à pratiquer de manière officielle et publique une langue dite régionale même au sein des outre-mers français. Cette dernière loi n’est ainsi pas citée au visa de la décision du juge de Martinique.

L’Assemblée territoriale d’une collectivité, comme celle de Martinique, n’a pas compétence pour reconnaître que le créole ou une autre langue a le statut de langue officielle même « au même titre que le français », ce qui serait le cas si la délibération avait valeur de décision. Le Conseil constitutionnel, saisi à plusieurs reprises, notamment à propos de la loi précitée, a jugé qu’ « En vertu des dispositions de l’article 2 de la Constitution, l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public. Les particuliers ne peuvent se prévaloir, dans leurs relations avec les administrations et les services publics, d’un droit à l’usage d’une langue autre que le français, ni être contraints à un tel usage »

Cette loi du 21 mai 2021 a modifié la loi du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française pour affirmer que ses dispositions « ne font pas obstacle à l’usage des langues régionales et aux actions publiques et privées menées en leur faveur ». Si elle est un peu plus directive que le texte précédent qui se limitait à disposer que la loi ne s’opposait pas à l’usage des langues régionales, elle se contente de ne pas faire obstacle, ce qui ne signifie néanmoins pas leur reconnaître un statut que ni la Constitution ni la loi ne garantissent. Dans un jugement du 9 mai 2023, le Tribunal administratif de Bastia a censuré une délibération de l’Assemblée de Corse sur le bilinguisme au sein de cette collectivité unique. Il faudra alors plus que des délibérations de collectivités territoriales, même dotées d’un statut particulier, pour imposer une langue régionale officielle à côté du français. Surtout, lorsque l’usage de cette langue dépassera le cadre des seules délibérations des assemblées.