Par Fabienne Jault-Seseke, Professeur à l’Université de Paris-Saclay (UVSQ)

Les polémiques autour du projet de loi « immigration » sont récurrentes. L’une d’entre elles concerne l’immigration de travail, et plus précisément la mesure qui figure à son article 3 et qui concerne la délivrance d’un titre de séjour aux étrangers en situation irrégulière exerçant un métier dit en tension. Une partie de la classe politique fustige cette mesure et agite le chiffon rouge de la régularisation supposée créer un appel d’air et entraver toute politique de contrôle des flux migratoires. Le discours est simpliste. La méthode ne surprend pas. Il n’en demeure pas moins qu’il importe de s’éloigner de ce qui relève de la tactique politicienne pour analyser ladite mesure.  

De quoi s’agit-il ?

Un métier en tension est un métier pour lequel il existe des difficultés de recrutement. La liste des métiers en tension est fixée par un arrêté. Le dernier date du 1er avril 2021 et comporte des métiers divers selon les régions. On y trouve notamment les agents d’entretien, les charpentiers, les charcutiers, les aides-soignants, les maçons, les maîtres d’hotel et chefs cuisiners, mais aussi différents techniciens. Actuellement, cette liste sert à écarter la réserve de l’opposabilité de la situation de l’emploi lors de la délivrance d’une autorisation de travail. 

Il s’agit de créer une nouvelle mention pour les cartes de séjour temporaire d’un an. La carte, mention « travail dans des métiers en tension », vaudrait autorisation de travail et serait délivrée de plein droit à tout étranger ayant exercé une activité professionnelle salariée figurant sur la liste des métiers et zones géographiques caractérisés par des difficultés de recrutement depuis au moins huit mois (au cours des vingt-quatre derniers mois). Une condition tenant à la durée de séjour en France vient limiter la délivrance de cette carte : le travailleur concerné devra faire la preuve qu’il réside en France de manière ininterrompue depuis au moins trois ans.

Les conditions sont strictes. Il est difficile d’y voir une régularisation massive, et ce d’autant plus que la carte qui serait délivrée à l’étranger n’aurait qu’une durée d’un an. Ce n’est que s’il obtient un CDI que le bénéficiaire de ce titre pourrait solliciter une carte de séjour pluriannuelle mention « salarié », encore lui faudrait-il satisfaire à d’autres conditions, telle un niveau minimal de maîtrise du français. Le gouvernement a en outre réaffirmé sa volonté de lutter contre l’emploi d’étrangers dépourvus d’autorisation de travail en ajoutant de nouvelles sanctions à l’arsenal déjà existant. 

Il est difficile de faire une estimation du nombre d’étrangers qui seraient concernés par la mesure.  Le ministre du travail évoquait au début de l’année quelques milliers de personnes, voire une dizaine de milliers. Le nombre de travailleurs sans papier est sans doute beaucoup plus élevé mais nombreux sont ceux qui auront du mal à faire la preuve de l’activité ou de leur résidence en France. 

En quoi cette mesure faciliterait l’immigration de travail ?

Si cette mesure était adoptée, elle inscrirait dans la loi une des voies de la régularisation qui passe aujourd’hui par la procédure d’admission exceptionnelle au séjour. Cette procédure est encadrée par une circulaire (circulaire dite Valls de 2012) qui n’est pas opposable à l’administration (CE 4 févr. 2015, n° 383267 ; CE, avis 14 oct. 2022, n° 462784). En conséquence, chaque préfecture applique la circulaire comme elle l’entend et il existe de fortes disparités géographiques dans les demandes d’admission exceptionnelle au séjour. En outre, les critères retenus par ladite circulaire pour la régularisation par le travail sont inappropriés et supposent in fine que l’employeur soutienne la demande, ce qu’il peut répugner à faire non seulement car l’emploi de sans-papiers est lourdement réprimé mais aussi parce que l’illégalité lui permet de s’affranchir du respect du droit du travail et de profiter de la vulnérabilité de l’étranger. Sur les 30 000 régularisations annuelles, seules 7 000 sont effectuées au titre du travail.

Actuellement, les dispositions concernant l’immigration de travail sont lacunaires. Elles datent pour partie du temps où prévalait le mythe de l’immigration zéro, alors qu’aujourd’hui, l’immigration est redevenue nécessaire pour faire face aux besoins de main-d’œuvre. L’existence de métiers en tension n’est niée par personne, mais le besoin de faire appel à une main d’œuvre étrangère l’est, en dehors de toute cohérence (sur ce point, v. la tribune de F. Héran, Le Monde du 4 octobre 2023, « Sur l’immigration, abandonnons les vieilles rengaines et prenons la mesure du monde tel qu’il est » et, du même auteur, Immigration : le grand déni, Seuil). Faciliter le travail en France des étrangers qui y sont déjà employés mais qui se trouvent en situation précaire car irrégulière paraît une mesure opportune. Elle l’est d’autant plus qu’elle protège le travailleur du pouvoir discrétionnaire non seulement des préfectures mais aussi de son employeur.  

Comment cette régularisation pourrait-elle s’opérer ?

L’utilité de la mesure dépendra de plusieurs facteurs. Il est d’abord nécessaire de faire une mise à jour de l’arrêté qui liste des métiers en tension, ce qui corrélativement permettra aussi, à l’initiative des employeurs cette fois, de délivrer plus facilement des cartes de séjour à des travailleurs étrangers résidant hors de France. 

Ensuite, le texte législatif ne se suffit pas à lui-même et un décret en Conseil d’Etat devra le préciser. C’est ce décret qui devrait fixer les éléments de la demande de titre de séjour qui permettra de voir si le dispositif est suffisamment souple pour s’adapter à la situation de l’étranger en situation irrégulière qui par hypothèse peut avoir du mal à réunir les éléments de preuve concernant son emploi et son séjour en France. 

Enfin, la mesure n’est prévue qu’à titre expérimental (jusqu’au 31 décembre 2026). La précision pourrait surprendre si elle ne relevait pas de l’habileté politique. En effet, nul besoin de supprimer la mesure : l’évolution du marché de l’emploi devrait suffire à guider la délivrance des titres délivrés sur ce nouveau fondement.  

Le texte français s’inscrit dans un contexte plus large. L’Union européenne réfléchit aux voies qu’il faut emprunter pour attirer de la main-d’œuvre étrangère (v. not. l’étude réalisée pour le Parlement européen, European added value of EU legal migration policy and law, sept.  2021). Différents États membres ont déjà adopté des mesures concrètes pour régulariser les travailleurs sans papiers. En France, il n’est pas exclu que la politique politicienne conduise à temporiser et laisser des milliers de personnes dans la précarité, alors que nous avons besoin de leur travail. Le Sénat vient de supprimer l’article 3. La version adoptée (article 4 bis) rétablit le pouvoir discrétionnaire du préfet en insistant sur le caractère exceptionnel de la régularisation. La balle est désormais dans le camp de l’Assemblée nationale.