Nouvelle pierre pour la construction des droits environnementaux de l’homme : l’arrêt « Association Burestop 55 et autres c/ France » de la Cour des droits de l’homme
Par Estelle Brosset, Professeure à Aix Marseille Université, Université de Toulon, Université de Pau et des Pays de l’Adour, CNRS, DICE, CERIC
Le 1er juillet dernier, la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) a prononcé un arrêt important dans le domaine de l’information et de l’accès à la justice en matière d’environnement à propos d’une affaire relative à l’enfouissement des déchets radioactifs en couche géologique profonde. Plusieurs requêtes (nos 56176/18, 56189/18, 56232/18, 56236/18, 56241/18 et 56247/18) avaient été dirigées contre la République française par plusieurs associations de droit français, dont l’association Burestop 55, à propos d’un projet de construction d’un centre industriel de stockage géologique de déchets radioactifs dénommé « Cigéo » sur le site de Bure dans les départements de la Meuse, de la Haute-Marne et des Vosges.
Pourquoi la Cour a -t-elle été saisie ?
Pour comprendre l’affaire, il faut rappeler qu’en France, la gestion à long terme de ces déchets radioactifs, particulièrement dangereux et dotés d’une exceptionnelle longévité, a été confiée à une Agence spécialisée, l’agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (« ANDRA »). Dans l’espèce, l’ANDRA, se fondant sur les résultats d’un forage qu’elle avait réalisé, avait validé le site envisagé pour un tel projet en concluant à l’absence, sur ce site, de ressource géothermique présentant un intérêt exceptionnel. Or, c’est précisément une telle conclusion que les associations requérantes contestaient, car elles considéraient que les ressources géothermiques de la région de Bure étaient au contraire susceptibles d’être exploitées de manière économique et, en amont, car elles critiquaient les modalités du forage réalisé pour l’étude.
Estimant que, pour ces raisons, l’ANDRA avait fourni au public une information erronée ou lacunaire, les associations l’avaient assignée devant le tribunal de grande instance de Nanterre en vue de l’indemnisation du préjudice résultant de manquements fautifs à l’obligation d’information du public mise à sa charge par l’article L. 542-12 7o du Code de l’environnement. À partir de là plusieurs instances s’étaient succédé – TGI, Cour d’Appel de Versailles puis Cour de cassation – dans lesquelles la discussion avait porté tout autant sur la recevabilité des recours que sur l’examen au fond de ceux-ci. Et pour cause, le TGI avait d’abord déclaré toutes les demandes irrecevables au motif notamment qu’il n’entrait pas dans l’objet social des associations requérantes d’engager une telle action en responsabilité. La Cour d’appel de Versailles avait, par la suite, admis la recevabilité du recours de la plupart d’entre elles, constatant que leur objet statutaire visait la lutte contre les risques pour l’environnement et la santé que représentent l’industrie nucléaire et les activités et projets d’aménagement qui y sont liés (ainsi que l’information du public sur les dangers de l’enfouissement des déchets radioactifs), à l’exception de l’une d’entre elles, l’association MIRABEL-LNE, parce que celle-ci visait uniquement et en termes plus généraux, la protection de l’environnement. Et la Cour de cassation avait confirmé une telle irrecevabilité.
Que l’affaire devant la Cour EDH ait porté, à la fois, sur le droit à l’information en matière de risque environnemental, au regard de l’article 10 de la Convention, mais également sur le droit d’accès à un tribunal, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, d’une association de protection de l’environnement (l’association MIRABEL-LNE), n’est donc dès lors pas étonnant.
Quelles ont été les conclusions principales de la Cour ?
La première conclusion est un constat de violation de l’article 6 §1 : la Cour EDH va en effet considérer que « la conclusion de la Cour d’appel de Versailles, entérinée par la Cour de cassation a apporté une restriction disproportionnée au droit d’accès au tribunal » (§ 72). Certes, la Cour admet que le droit d’accès aux tribunaux n’est pas absolu. Des limitations peuvent être prévues. Et d’ailleurs, c’est le cas en l’espèce puisque, pour admettre la recevabilité (et donc d’accès à la justice) d’un recours d’une association, les juridictions françaises, en application de l’article L. 141-2 du Code de l’environnement, exigent la corrélation entre l’objet statutaire de l’association demandeuse et les intérêts collectifs qu’elle veut défendre devant le juge. Néanmoins, la Cour rappelle bien que de telles limitations ne sont justifiées que dès lors qu’elles ne portent pas atteinte au droit dans sa substance même et poursuivent, avec des moyens proportionnés, un but légitime. En l’espèce, la Cour admet sans difficulté la légitimité des objectifs d’une telle condition : éviter l’engorgement des juridictions ainsi que d’éventuels abus par les associations (tels que l’utilisation du droit d’accès à la justice dans un but lucratif). Toutefois, elle considère que le rapport de proportionnalité n’a pas été démontré. Elle constate d’abord que la Cour d’appel de Versailles n’a pas tenu compte de ce que l’association était agréée au titre de l’article L. 141-1 du Code de l’environnement. La Cour n’est pas non plus convaincue par l’argument excessivement formaliste tenant à l’objet statutaire de l’association MIRABEL-LNE. Certes, son objet ne comportait pas expressément la lutte contre les risques pour l’environnement et la santé que représente l’industrie nucléaire. Toutefois, selon la Cour, il ne fait pas de doute que la protection contre les risques nucléaires se « rattachement pleinement » à la protection de l’environnement visé dans l’objet de l’association (§71). Par ailleurs, elle souligne que l’action de l’association tendait aussi à la défense des intérêts propres de l’association (la protection de « ses » droits à l’information et à la participation en matière d’environnement) et non pas seulement d’intérêts collectifs : or, « aucun élément n’a été fourni pour justifier que le refus d’examiner une telle action poursuivait un but légitime et était proportionné à ce but » (§70).
S’agissant de la violation de l’article 10 de la Convention, le constat a été au contraire celui d’une absence de violation. Selon les associations, si l’article 10 permet de demander la diffusion d’informations et de sanctionner un refus, il doit également permettre d’exiger que les informations fournies soient exactes ce qui implique l’existence d’un contrôle juridictionnel porte non seulement sur l’existence d’une information communiquée, mais aussi sur sa qualité. Or en l’espèce, la motivation des décisions juridictionnelles ne témoigne pas d’un tel contrôle. La Cour n’a toutefois pas conclu ainsi et a contrario estimé que l’article 10 n’avait pas été violé car les associations ont pu saisir des juridictions et car, devant l’une d’entre elles (celle qui a examiné au fond, la Cour d’appel), un contrôle effectif du contenu et de la qualité de l’information diffusée par l’ANDRA a pu s’exercer.
Ces conclusions ne sont-elles que confirmations ou marquent-elles quelques novations ?
Certes certaines conclusions ne sont que confirmatives. C’est le cas s’agissant de la recevabilité des requêtes portées devant elle sur le fondement de l’article 6 § 1. L’arrêt n’est pas neuf et vient apporter une confirmation de ce qui était déjà bien entendu, en particulier depuis l’affaire Collectif Stop Melox et Mox c. France (no 75218/01, 28 mars 2006) à savoir l’applicabilité de l’article 6 § 1 à la procédure en responsabilité civile que des associations requérantes de protection de l’environnement peuvent engager devant le juge interne. Certes, ce que l’association entend défendre, c’est en grande partie l’intérêt général et non un de ses « droits » de caractère civil. Cependant, la Cour, dans cette affaire, comme précédemment, a estimé que, du fait du rôle important des associations, particulièrement dans le domaine de la protection de l’environnement, il fallait appliquer avec souplesse les critères susmentionnés.
Toutefois, sur de nombreux aspects, l’arrêt est novateur. Il l’est par ce qu’il impose, sur le fondement de l’article 6 § 1, aux juridictions internes, ici françaises, dans l’interprétation des conditions d’accès à leurs prétoires pour les associations de protection de l’environnement, à savoir une interprétation souple, qui ne doit pas être excessivement littérale et en particulier, s’agissant de l’objet statutaire de l’association dont la généralité du libellé ne doit pas être de nature à justifier une restriction à l’accès au juge. Il l’est aussi car, reprenant à son compte les arguments des associations à propos de l’article 10, la Cour admet que « le respect du droit d’accès à l’information implique nécessairement que l’information fournie soit fiable (et donc) l’effectivité de ce droit commande dès lors qu’en cas de contestation à cet égard, les intéressés disposent d’un recours permettant le contrôle du contenu et de la qualité de l’information fournie, dans le cadre d’une procédure contradictoire » (§108), en particulier « lorsqu’il s’agit d’informations relatives à un projet représentant un risque environnemental majeur » (§109). Or, comme le souligne le communiqué de presse, c’est la première fois que la Cour exige un tel contrôle du contenu de l’information fournie. La Cour motive comme à l’accoutumée en rappelant qu’il convient d’appliquer les dispositions de la Convention « d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives, et non théoriques et illusoires » (§ 108). Mais il n’en demeure pas moins que le terrain est sensible car, comme l’a d’ailleurs fait remarquer le gouvernement français, ce droit au contrôle par une juridiction de l’exactitude des informations communiquées y compris dans les rapports et expertises peut emporter des conséquences sur la nature du contrôle juridictionnel (et devra par exemple se concilier avec un contrôle juridictionnel qui, par nature, est souvent limité à l’erreur manifeste d’appréciation).
« Depuis une trentaine d’années, la Cour européenne des droits de l’Homme s’emploie à construire, déconstruire, reconstruire ce qu’elle a nommé pour la première fois dans l’arrêt de grande chambre Hatton c/ Royaume Uni du 8 juillet 2003,1 les « droits environnementaux de l’Homme » » (S. Nadaud. Le droit d’accès à la justice en matière d’environnement dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme in Le droit d’accès à la justice en matière d’environnement [en ligne]. Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2016). On se souvient sans doute que parmi les arrêts peu favorables à la cause environnementale, figurait l’arrêt Balmer-Schafroth c/ Suisse du 26 août 1997 (Req. n° 22110/93) qui, à rebours de la logique de précaution, avait estimé que la contestation d’une décision de prolongation du permis d’exploitation d’une centrale nucléaire ne relevait pas de l’article 6 § 1. À propos du même article 6 § 1, en relation avec l’article 10, dans le même domaine, celui de l’énergie nucléaire, l’arrêt rendu le 1er juillet dernier est a contrario clairement un arrêt de construction.
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