Par Caroline Le Goffic, Professeur de Droit privé et sciences criminelles à l’Université de Lille

En quoi consiste l’épuisement des droits de propriété intellectuelle ?

La règle d’épuisement des droits de propriété intellectuelle provient de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui, à partir des années 1960, s’est attachée à concilier le principe cardinal de libre circulation des marchandises avec la protection des monopoles territoriaux conférés par les droits de propriété intellectuelle.

Appliquée au droit d’auteur, la règle signifie que l’exclusivité résultant du droit est cantonnée à la première mise en circulation d’un exemplaire de l’œuvre sur le territoire de l’Espace économique européen par le titulaire du droit. En d’autres termes, une fois que cet exemplaire a été mis en circulation, le droit de distribution s’épuise, et l’exemplaire peut circuler librement dans l’Espace économique européen sans le consentement du titulaire.

Cette règle, consacrée depuis lors dans les directives européennes sur le droit d’auteur et sur les logiciels, a notamment pour conséquence de permettre la revente d’occasion d’exemplaires d’œuvres.

Le principe d’épuisement s’applique-t-il aux exemplaires dématérialisés d’une œuvre ?

La règle de l’épuisement du droit de distribution a été consacrée à propos d’exemplaires matériels, à l’ère analogique. Avec l’avènement du numérique a émergé une question : l’épuisement est-il cantonné à la distribution physique ou s’étend-il à la distribution dématérialisée ? Autrement dit, est-il possible de revendre d’occasion un exemplaire numérique (fichier audio ou vidéo, ebook…) de la même manière qu’un exemplaire physique ? Interrogée sur cette question, la CJUE a rendu deux arrêts aux conclusions opposées.

Dans le premier, un arrêt UsedSoft, interprétant la directive 2009/24 spécifique aux logiciels, la Cour a indiqué en 2012 que « le droit de distribution de la copie d’un programme d’ordinateur est épuisé si le titulaire du droit d’auteur, qui a autorisé, fût-il à titre gratuit, le téléchargement de cette copie sur un support informatique au moyen d’Internet, a également conféré, moyennant le paiement d’un prix destiné à lui permettre d’obtenir une rémunération correspondant à la valeur économique de la copie de l’œuvre dont il est propriétaire, un droit d’usage de ladite copie, sans limitation de durée ». Dans cette décision, la Cour permet ainsi, à certaines conditions, la revente « d’occasion » d’une licence d’utilisation portant sur un exemplaire numérique de logiciel.

Dès lors, il était loisible de penser que la portée de cet arrêt pouvait s’étendre, au-delà des logiciels, aux autres œuvres, en application de la directive plus générale 2001/29 sur le droit d’auteur.

Pourtant, dans un second arrêt, une décision Kabinet, la CJUE a jugé en 2019, à propos d’un ebook, que, contrairement aux logiciels, le législateur européen avait souhaité établir dans la directive 2001/29 une distinction claire entre la distribution électronique et la distribution matérielle de contenus protégés. Elle a ainsi considéré que la fourniture au public par téléchargement d’un exemplaire électronique d’une œuvre relevait de la notion de « communication au public » et non pas de « distribution », de sorte qu’il ne peut y avoir d’épuisement.

Si la différence de traitement entre logiciels et autres œuvres peut interroger, une autre question demeure : quid des jeux vidéo ? Y a-t-il épuisement en ce qui concerne les exemplaires dématérialisés ? La difficulté est que le jeu vidéo a une nature hybride. Œuvre complexe, multimédia, elle associe un programme d’ordinateur et des éléments (graphiques, musicaux, scénaristiques) relevant du droit commun d’auteur.

Que dit la jurisprudence concernant la revente de jeux vidéo au format dématérialisé ?

À mi-chemin entre UsedSoft et Kabinet, les jeux vidéo sont-ils soumis à la règle de l’épuisement s’agissant des exemplaires dématérialisés ? La CJUE n’a pour l’instant pas eu l’occasion de se prononcer sur la question.

Les juges français en ont, eux, été saisis dans une affaire Valve. En 2015, l’UFC Que Choisir a assigné, devant le Tribunal Judiciaire de Paris, la société Valve, qui proposait via la plate-forme « STEAM » un service de distribution en ligne de contenus numériques, parmi lesquels des jeux vidéo développés par Valve. L’objet de la saisine était de faire constater le caractère abusif et/ou illicite des clauses des conditions générales d’utilisation de la plateforme Steam, notamment une clause interdisant la revente et le transfert des souscriptions. En première instance, le tribunal avait fait droit à cette demande, estimant que les jeux vidéo dématérialisés étaient soumis à la règle de l’épuisement du droit de distribution (solution UsedSoft). Mais en 2022, la Cour d’appel de Paris a infirmé le jugement sur ce point, estimant qu’un jeu vidéo n’est pas assimilable à un programme informatique en ce qu’il constitue une œuvre complexe. Ainsi, en application de la solution Kabinet, elle avait jugé que la règle de l’épuisement ne s’appliquait pas à la revente d’une copie numérique d’un jeu vidéo. En outre, la Cour d’appel avait retenu qu’il n’était pas nécessaire de transmettre à la CJUE une question préjudicielle posée par l’UFC Que Choisir, qui portait sur le point de savoir si « le droit de distribution de la copie numérique d’un jeu vidéo est épuisé lorsque l’acquéreur a réalisé cette copie, avec l’autorisation du titulaire du droit et moyennant une rémunération correspondant à la valeur économique de cette copie, en téléchargeant une copie du programme informatique permettant d’utiliser le jeu vidéo sur un support informatique au moyen d’Internet ? ».

Saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation a, par un arrêt du 23 octobre 2024, tranché le débat en faveur de Valve, estimant que « seule la directive 2001/29 est applicable aux jeux vidéo, que la règle de l’épuisement du droit ne s’applique pas en l’espèce et qu’en l’absence de doute raisonnable quant à l’interprétation du droit de l’Union européenne, il n’y a pas lieu de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle ».

Fin de partie ? Pas tout à fait, l’UFC Que Choisir ayant saisi la Commission européenne d’un recours en manquement contre la France pour avoir refusé de transmettre la question préjudicielle à la CJUE. Du point de vue juridique, il est à souhaiter que la CJUE soit saisie, afin qu’elle puisse lever définitivement les doutes quant au statut des jeux vidéo dématérialisés, et à la légalité d’un marché de l’occasion en la matière.