Les victimes de l’abbé Pierre peuvent-elles obtenir réparation ?
Un quatrième rapport du groupe Egaé, mandaté par Emmaüs pour recueillir et analyser les témoignages de faits de violences commis par l’abbé Pierre, recense 12 nouvelles accusations d’agressions sexuelles et de viols. Décédée en 2007, la figure emblématique de la lutte contre l’exclusion est ainsi visée par 45 accusations de violences sexuelles, dont certaines concernent des personnes mineures au moment des faits. Quelles actions en justice les victimes pourraient envisager et pourraient-elles obtenir réparation de leurs préjudices ?
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Par Sophie Prétot, Professeur à l’Université de Clermont-Auvergne, Centre Michel de l’Hospital (CMH UR 4232-UCA)
Les actions en réparation sont-elles prescrites ?
Qu’elle soit exercée devant les juridictions civiles ou devant les juridictions répressives, l’action en responsabilité civile est encadrée par des délais de prescription au terme desquels l’action en justice est irrecevable. Lorsque l’action est prescrite, la victime ne peut pas obtenir réparation, quelle que soit la véracité des faits et la gravité des préjudices. Ces délais varient en fonction du type de dommages allégués, de la nature des faits reprochés, de la date de leur commission et de la juridiction -civile ou répressive- devant laquelle l’action est engagée (pour plus de détails, v. notam. S. Prétot, « Abus sexuels dans l’Eglise. Etude des conditions de l’action en réparation », RTD civ. 2024, p. 553-576).
Les affaires concernant l’abbé Pierre datent dans tous les cas et la menace de la prescription est donc réelle. Toutefois, il est essentiel d’étudier très minutieusement chacun des faits, même très anciens. En effet, les délais peuvent être interrompus ou suspendus pour des causes particulières, telles que la minorité de la victime. En outre, devant les juridictions civiles, en matière de dommage corporel, le délai de prescription court à compter de la consolidation de ce dernier. Or, la Cour de cassation semble adopter une interprétation de la notion de consolidation très favorable aux victimes (v. Cass. 2e civ., 7 juillet 2022, n° 20-19.147, publié), ce qui pourrait éventuellement permettre à certaines victimes d’intenter, aujourd’hui encore, des actions en responsabilité civile.
A l’encontre de qui agir en réparation et devant quelle juridiction ?
Si les faits ne sont effectivement pas prescrits, la victime peut saisir les juridictions étatiques. Soit, celle-ci agit en responsabilité civile devant les juridictions pénales (ce qu’on appelle l’action civile) lorsqu’une action publique est également engagée pour les mêmes faits. Soit, elle agit en responsabilité civile devant les juridictions civiles.
Cependant, les victimes de l’abbé Pierre sont confrontées au décès de leur agresseur. Aucune action publique et aucune action civile, accessoire de la première, ne peut donc être engagée à son encontre. Une action en responsabilité civile contre les héritiers du défunt est théoriquement envisageable devant les juridictions civiles mais encore faut-il identifier ces derniers et s’assurer de la consistance du patrimoine transmis… Il est plus judicieux de rechercher la responsabilité civile d’autres personnes. Cette action en réparation pourra être portée devant les juridictions répressives dans les seuls cas où une action publique est ouverte (pour des infractions résultant de la non-dénonciation des agressions sexuelles en particulier) ; dans les autres cas, elle sera portée devant les juridictions civiles.
Si les faits sont prescrits, aucune action en réparation n’est concevable devant les juridictions étatiques. Toutefois, les travaux de la Commission indépendant des abus sexuels dans l’Eglise (CIASE) en même temps qu’une multitude de témoignages et de réflexions extra-juridiques ont convaincu l’Eglise, représentée par la Conférence des évêques de France (CEF) et la Conférence des religieux et religieuses de France (CORREF), d’instaurer un système de réparation extra-étatique. Aussi, depuis fin 2021, des commissions indépendantes, l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (INIRR) et la Commission reconnaissance et réparation (CRR), proposent aux demandeurs de reconnaître leur qualité de victime et leur soumettent des mesures, financières et extra-financières, de réparation. L’abbé Pierre étant un prêtre diocésain, les victimes qui étaient mineures au moment des faits peuvent ainsi saisir l’instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation, bien que l’action, devant les juridictions étatiques, soit prescrite, que la victime peine à établir la véracité des faits et que l’abbé Pierre soit décédé. Les victimes pourront obtenir jusqu’à 60 000 euros de réparation financière et pourront être accompagnées au moyen d’autres modes de réparation (vivre une démarche mémorielle, être aidé pour parler de son passé à ses proches, recevoir une lettre d’excuse et de soutien de l’Eglise, etc.). Par ailleurs, Emmaüs annonce également la création prochaine d’un autre dispositif de réparation porté la CRR et financé tant par la CEF que la fondation ; les victimes majeures pourraient y avoir recours.
Sur quel fondement juridique agir en réparation ?
Les victimes, dont l’action n’est pas prescrite, peuvent rechercher la responsabilité civile de personnes, physiques ou morales, autres que l’abbé Pierre. La faute (C. civ., art. 1240 et 1241) est le principal fondement envisageable devant les juridictions répressives tandis que d’autres fondements juridiques peuvent être examinés par les juridictions civiles.
Ainsi, si certaines violences sexuelles se sont produites dans le cadre d’une relation contractuelle (comme une convention de scolarité ou une convention non écrite avec une association organisant des activités extrascolaires), le manquement à l’obligation de sécurité peut être source de responsabilité civile pour le contractant en charge de l’activité (C. civ., art. 1231-1).
Surtout, au-delà de l’auteur direct des violences, d’autres personnes peuvent être fautives (C. civ., art. 1240). Il peut par exemple être reproché à certains tiers le défaut de surveillance de l’enfant victime ou l’instauration d’une ambiance malsaine au sein du lieu d’accueil des enfants, toutes deux de nature à avoir favorisé la commission des abus.
Dans d’autres cas, une faute par abstention pourra être caractérisée : en particulier, toute personne (évêque, paroissien, membres d’Emmaüs, proches de la victime, etc.) qui avait connaissance des faits et qui ne les a pas dénoncés est susceptible d’engager sa responsabilité délictuelle dans la mesure où des faits analogues ont pu, de nouveau, se produire. Il ne sera néanmoins pas aisé pour les victimes de prouver la connaissance des faits par le défendeur ainsi que le lien de causalité entre l’abstention du défendeur et la commission des nouvelles violences. Par ailleurs, la passivité de certaines personnes relève, dans certains cas, d’une négligence fautive. En particulier, les juges pourraient considérer comme fautif un évêque, voire un responsable d’Emmaüs, qui, ayant connaissance de soupçons sérieux de violences sexuelles à l’encontre de l’abbé Pierre, maintient tout de même l’activité de celui-ci auprès de victimes potentielles et cela sans avoir préalablement vérifié que les soupçons étaient infondés et alors que des dommages graves sont susceptibles de se produire.
Enfin, la responsabilité du commettant du fait de son préposé (C. civ., art. 1242, al. 5) pourra être utilement explorée. Un lien de préposition entre l’abbé Pierre et ses évêques successifs (voire des associations diocésaines si la jurisprudence se risque à une interprétation extensive, voire contra legem, de l’objet de ces associations) pourrait certainement être caractérisée et pourrait éventuellement permettre d’engager la responsabilité sans faute de ces derniers.
En conclusion, les victimes peuvent encore espérer obtenir réparation devant l’INIRR (pour les victimes mineures), prochainement la CRR (si le dispositif annoncé par Emmaüs voit effectivement le jour) ou devant les juridictions étatiques. L’action en responsabilité civile devant ces dernières restent à ce jour incertaine, les victimes s’étant, pendant longtemps, abstenues d’agir en justice et les divers fondements juridiques n’ayant pas pu être étudiés par les juridictions. Aujourd’hui, cette action mérite véritablement d’être considérée. Certes imparfaite, cette réponse aux souffrances endurées par les victimes et leurs proches pourrait permettre la condamnation en responsabilité civile d’un ou plusieurs responsables. Il semble dans l’intérêt de tous, des victimes, de l’Église et de la société tout entière, que la justice étatique joue pleinement son rôle.