Par Julie Mattiussi, Maîtresse de conférences à l’Université de Strasbourg, CDPF

La responsabilité civile et pénale de l’abbé Pierre peut-elle être établie ?

La responsabilité pénale de l’abbé Pierre ne peut pas être établie car, décédé en 2007, il n’a plus la personnalité juridique ; l’action publique s’est éteinte avec son décès.

En ce qui concerne l’établissement de la responsabilité civile, la situation est moins nette. L’action civile, qui consiste à demander réparation du préjudice subi sous forme de dommages-intérêts, peut en principe être exercée à l’encontre des héritiers du responsable, à condition que ceux-ci aient accepté la succession. La dette de réparation, née au moment des faits, est en effet transmise aux héritiers. En l’occurrence, les informations mises à disposition du public concernant l’abbé Pierre laissent à penser que ses héritiers sont la Fondation abbé Pierre et l’association Emmaüs. Ces personnes morales, dotées de la personnalité juridique, pourraient donc être admises à réparer le préjudice subi par les victimes sur le terrain de la responsabilité civile.

Il faudrait toutefois agir dans un délai de prescription de 10 ans à compter de la consolidation du dommage corporel (C. civ., art. 2226). Les atteintes et agressions sexuelles sont en effet des atteintes au corps dont découlent des préjudices divers (économiques, fonctionnels). Ces dommages corporels ont toutefois pour particularité d’engendrer des préjudices assis sur des retentissements essentiellement « moraux », la santé mentale des victimes pouvant être durablement affectée. Cela rend particulièrement délicate l’appréciation de la date de consolidation du dommage, pourtant essentielle au calcul de l’écoulement du délai de prescription. En l’espèce toutefois, au regard du temps considérable écoulé depuis la commission des faits, il est fort probable que la plupart des dommages soient consolidés depuis plus de 10 ans. Seule des expertises réalisées au cas par cas pour chaque victime peuvent néanmoins conduire à s’en assurer.

Ajoutons que les victimes d’agression sexuelle ou de viol peuvent, en principe, bénéficier d’un accès facilité à l’indemnisation en se tournant vers la Commission d’indemnisation des victimes d’infraction (CIVI) afin d’obtenir une indemnisation du Fonds de garantie des victimes d’actes de terrorismes et autres infractions (FGTI), à charge pour le fonds de se retourner contre le responsable. Cette voie sera néanmoins fermée dans la présente affaire, la saisine de la CIVI devant avoir lieu dans un délai de trois ans à compter de la commission de l’infraction (C. pén., art. 706-5).

Le défaut de signalement peut-il être poursuivi ?

L’article 434-3 du Code pénal impose à toute personne, sauf les professionnels astreints au secret, d’informer les autorités judiciaires ou administratives des agressions ou atteintes sexuelles dont elle aurait eu connaissance, dès lors que ces actes ont été commis sur une personne mineure ou vulnérable en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique. Ce texte est à articuler avec l’article 226-14 du Code pénal, qui donne la faculté aux professionnels astreints au secret de le lever en cas d’atteintes sexuelles lorsque les faits concernent les mineurs ou personnes rendues vulnérables par leur âge ou incapacité physique ou psychique. Pour résumer, l’obligation de dénonciation concerne toute personne, sauf les professionnels astreints au secret, qui n’ont pas d’obligation de dénoncer mais qui en ont la possibilité. Dans les deux cas, relevons que le signalement réalisé ne concerne que des victimes considérées comme particulièrement fragiles. Outre ce champ d’application restreint, les victimes dans la présente affaire verront sans doute se dresser devant elles l’obstacle de la prescription, les délais pouvant aller de 6 à 20 ans à compter du jour où l’infraction a été commise en fonction de la gravité des faits passés sous silence (C. proc. pén., art. 8, al. 1 et 5).

Par ailleurs, serait-il possible de mobiliser les délits d’omission de porter secours (C. pén., art. 223-6) ? Deux de ces délits pourraient être envisagés en l’espèce. L’abstention d’empêcher la commission d’un crime ou d’un délit contre l’intégrité corporelle de la personne (alinéa 1) et l’abstention de prêter assistance à personne en péril (alinéa 2). Même si l’obstacle du délai de prescription de 6 ans à compter de la commission de l’infraction (qui est le même pour les deux délits, C. pén., art. 8 al. 1) venait à être dépassé, les conditions restrictives posées par les textes font douter de leur efficacité dans la situation des victimes de l’abbé Pierre. D’une part, l’abstention d’empêcher la commission d’un crime ou d’un délit contre l’intégrité corporelle de la personne exige une abstention volontaire d’empêcher la commission d’une infraction. Il faudrait donc démontrer que la dénonciation aurait été le moyen d’empêcher la commission de nouvelles infractions, et que c’est sciemment, pour permettre la commission de ces infractions, qu’une personne s’est abstenue de dénoncer. Or, il s’agit de preuves difficiles à rapporter. D’autre part, l’abstention de prêter assistance à personne en péril exige de prouver l’existence d’un péril, ce qui n’est pas le cas dans la situation où l’infraction sexuelle a déjà été commise.

Reste alors la possibilité d’agir sur le fondement de la responsabilité civile de droit commun (C. civ., art. 1240) pour obtenir des dommages-intérêts de la part de la personne ayant gardé le silence. Il faudra alors démontrer que le silence avait un caractère fautif et qu’il a causé à la victime un dommage.

Quelle réparation pour les victimes ?

Dans la foulée du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE), deux commissions indépendantes ont été créées à destination des victimes. La première, la Commission reconnaissance et réparation (CRR) peut être saisie par les victimes, mineures ou majeures en situation de vulnérabilité à l’époque des faits, des membres d’instituts religieux de la Conférence des religieux et religieuses de France (CORREF). Une indemnité plafonnée à 60 000 euros peut alors être octroyées par l’institut religieux en cause au terme d’une procédure amiable. L’Instance nationale indépendante de reconnaissance et réparation (INIRR) peut, quant à elle, n’être saisie que par les victimes mineures, mais concerne les actes de tous les autres religieux. L’INIRR peut être amenée à indemniser les victimes dans les mêmes conditions que la CRR, si ce n’est que la charge de l’indemnité pèse ici sur le fonds de solidarité et de lutte contre les agressions sexuelles sur mineurs (SELAM), alimenté par les structures ecclésiales dotées de la personnalité morale ainsi que par les fidèles. Mais ces commissions ne se contentent pas d’indemniser les victimes. Elles proposent en sus d’autres modes de reconnaissance et de réparation, pouvant passer par des rencontres avec les personnes responsables, des possibilités offertes à la victime de s’exprimer publiquement sur les faits ou toute autre action qui correspondrait à ses besoins. L’existence même de ces commissions interroge l’aptitude du droit à rendre justice devant les tribunaux (pour de plus amples développements sur ces questions v. le dossier « Abus sexuels dans l’Église : comment rendre Justice ? », Cahiers de la Justice 2024, n° 3 et spéc. J. Mattiussi et M. Dugué, « La réparation par les juridictions »).

L’affaire abbé Pierre pose à nouveau des limites de la justice étatique et de la complémentarité d’une justice alternative. Dans le cas présent, les victimes mineures de l’abbé Pierre pourraient saisir l’INIRR. L’association Emmaüs internationale a, par ailleurs, annoncé par voie de presse souhaiter s’inspirer des travaux de la CRR et de l’INIRR pour proposer des indemnités amiables sans passer par la justice étatique, ce qui permettrait d’apporter une réponse aux victimes majeures. Une telle décision est heureuse pour les victimes qui verraient leur action civile prescrite. Celles dont l’action ne serait pas prescrite pourront choisir la voie de l’amiable ou la voie de la justice étatique.