Par Vincent Sempastous, Maître de conférences en droit public à l’Université de Corse

Pourquoi une fiscalité dérogatoire est-elle applicable aux produits du tabac en Corse ?

Par un décret impérial du 12 juillet 1808, la Corse a été exclue du périmètre douanier français. Cependant, pour atténuer cet isolement, le décret impérial du 24 avril 1811 concernant l’organisation administrative et judiciaire de la Corse a prévu quelques assouplissements. À compter de cette date, les marchandises issues de l’agriculture corse exportées vers le continent bénéficièrent d’une franchise de droits. En outre, l’exonération de droits de douane instaurée en 1808 en faveur des marchandises provenant de pays étrangers fut reconduite. Ainsi, l’importation et la consommation de tabac furent exonérées de droits indirects en Corse. Malgré son ancienneté, la Cour de cassation a confirmé (notamment dans un arrêt du 28 janvier 1992, n° 90-14.403) que ce décret impérial conservait sa force légale en l’absence de dispositions législatives s’y substituant.

Dans le contexte de la construction européenne, la loi de finances pour 1968 a rendu applicable un droit de consommation sur les produits du tabac consommés en Corse. Il s’agissait toutefois de compenser le handicap de l’insularité en instaurant une fiscalité plus favorable que sur le continent. Ainsi, en octobre 2018, un rapport de l’Inspection générale des finances relevait que le prix du paquet de cigarettes était inférieur d’environ 25 % en Corse.  

Pourquoi mettre fin à ce régime fiscal spécifique ?

La loi du 28 décembre 2019 de finances pour 2020 a prévu une harmonisation progressive sur une période de 5 ans des fiscalités applicables au tabac en Corse et sur le continent à compter de 2022. Dès lors, l’avantage fiscal dont bénéficie la Corse prendra fin en 2026. Cet alignement des fiscalités insulaire et continentale a été engagé pour deux raisons.

Premièrement, il s’agit de se conformer à la législation européenne. En effet, la directive 1992/80/CE du 19 octobre 1992 a permis à la France de continuer d’appliquer un taux réduit applicable aux produits du tabac mis à la consommation en Corse. Un tel régime fiscal a été approuvé par une directive du 29 juillet 1999 (1999/81/CE) pour maintenir les emplois locaux dans ce secteur. Par la suite, deux directives du 5 décembre 2003 (2003/117/CE) et du 16 février 2010 (2010/12/CE) ont imposé une harmonisation progressive des régimes fiscaux insulaire et continental et fixé une date d’échéance au 31 décembre 2015. Toutefois, en 2016, la Cour des comptes a déploré que la fiscalité sur les tabacs applicable en Corse n’était toujours pas en conformité avec le droit de l’Union européenne.

Deuxièmement, selon l’article 16 du décret impérial du 24 avril 1811, « les perceptions confiées à la régie des droits réunis cesseront d’avoir lieu en Corse à partir du 1er juillet 1811. Elles seront remplacées par l’addition d’une somme de 30 000 francs au principal de la contribution personnelle et mobilière ». Il ne s’agissait donc pas d’exonérer la Corse des contributions indirectes. Il s’agissait plutôt de reporter le montant des contributions indirectes sur la contribution personnelle et mobilière. En effet, en 1808, confronté aux difficultés considérables de recouvrement des droits de douane en Corse ainsi qu’à la prolifération de la contrebande, la réaction de Napoléon fut de supprimer ces impôts en Corse et de compenser cette perte fiscale par un prélèvement sur la contribution personnelle et mobilière. Il ne s’agissait donc pas d’un privilège, mais seulement du report du rendement attendu d’un impôt sur un autre impôt. Or, la contribution personnelle et mobilière ayant été supprimée en 1917, le régime fiscal dérogatoire dont bénéficie la Corse n’a plus de justification.

S’agit-il d’un véritable alignement des fiscalités insulaire et continentale sur les tabacs ?

Désormais, le Code général des impôts prévoit que le prix de vente des produits du tabac en Corse soit au moins égal à un pourcentage des prix de vente continentaux qui doit évoluer progressivement pour atteindre 100 % en 2026 (art. 575 E bis). La fin de cet avantage fiscal ne signifie pas pour autant l’alignement parfait des fiscalités continentale et insulaire.

En France continentale, le législateur assigne aux droits de consommation du tabac un objectif de santé publique depuis les années 1980. Pour ce faire, leur produit (environ 13 Mds€ en 2024) est affecté au financement de la Sécurité sociale. Par contraste, en Corse, ces impôts sont reversés au budget de la collectivité de Corse (CdC) dont ils constituent une ressource conséquente (150 M€ par an environ). Ils ont donc un objectif de rendement budgétaire qui promet d’être contrarié par la baisse de la consommation recherchée au moyen de l’augmentation du prix des produits du tabac.

En cohérence avec l’objectif de préservation de la santé publique, il aurait été souhaitable, à l’occasion de cette harmonisation des prix du tabac, de prévoir une affectation des droits sur le tabac consommé en Corse au financement de la Sécurité sociale. Parallèlement, pour ne pas déséquilibrer le budget de la CdC, une réflexion sur le remplacement de cette recette fiscale (au profit d’un autre impôt ou d’une dotation) aurait pu être engagée.