Par Didier Truchet, Professeur émérite de l’Université-Panthéon-Assas

La décision du Conseil d’État est-elle surprenante ?

L’ordonnance du juge des référés s’inscrit dans la jurisprudence issue de la célèbre décision « Benjamin » (19 mai 1933). Soigneusement motivée, elle pèse les considérations en présence : d’un côté, « la liberté d’information et d’expression à l’égard des problèmes, économiques, sociaux et culturels » dans des locaux mis à leur disposition, que l’article L 141-6 du code de l’éducation donne en principe aux étudiants ; de l’autre, le devoir pour le directeur de Sciences-Po de concilier cette liberté avec le maintien de l’ordre dans l’établissement. En l’espèce, il a pu légalement refuser une salle car les risques de nouveaux troubles à l’ordre public justifiaient sa décision, alors que l’établissement a connu (tout récemment encore) de nombreuses perturbations suscitées par le conflit au Proche-Orient, dont certaines avaient exigé l’intervention de la police.

Au maintien classique de l’ordre public, la motivation de l’ordonnance ajoute un motif inhabituel : le devoir pour le directeur de l’Institut d’études politiques « d’assurer l’indépendance de celui-ci de toute emprise politique ou idéologique ». Cette considération a probablement fait basculer une décision qui était « sur le fil du rasoir » du côté de l’interdiction de la conférence. Elle sonne à la fois comme une aide à la décision des chefs d’établissements universitaires et comme un avertissement qui leur est adressé. Leur facilitera-t’elle la tâche ? On peut en douter car l’emprise politique ou idéologique est une notion très délicate à identifier.

La décision fait-elle reculer la liberté d’expression ?

Le juge des référés considère que la décision du directeur porte atteinte aux libertés (ici indissociables) de réunion et d’expression, mais qu’elle n’est pas « grave et manifestement illégale » au sens de l’article L 521-2 du Code de la justice administrative (relatif au référé-liberté). En l’occurrence, les étudiants sont privés de la possibilité d’assister, dans les locaux de Sciences-Po, à un débat sur l’embargo concernant la livraison d’armes à Israël.

Quoique réticent envers de telles interdictions, je ne perçois pas là un véritable recul des libertés en question par rapport à la situation antérieure. Bien sûr, comme l’avait fait le tribunal administratif, le Conseil d’État aurait pu ordonner de mettre une salle à disposition des organisateurs, en prenant les précautions nécessaires. Dans l’affaire Benjamin et dans d’autres cas similaires, ces précautions consistaient en la présence de forces de l’ordre. Mais dans la situation actuelle, cette présence aurait-elle été une solution raisonnable ? De plus, l’ordonnance souligne que l’Institut organise des cours pluridisciplinaires sur le Proche-Orient.

De manière générale, la jurisprudence du Conseil d’État s’adapte au contexte politique. En période de calme, il interdit les atteintes aux libertés de réunion et d’expression de la part des autorités de police. En période de fortes tensions, il les admet plus facilement. Il n’est donc pas illogique qu’il juge légale aujourd’hui, à Sciences-Po et sur un tel sujet, une décision qu’il censurerait dans d’autres circonstances, dans d’autres lieux, ou sur un sujet moins explosif.

Il reste toutefois un point délicat, que l’ordonnance aborde : Mme Rima Hassan a exprimé ses positions propalestiniennes avec une grande vigueur et a plusieurs fois apporté son soutien au blocage de Sciences-Po par des étudiants. On peut comprendre que le directeur ait préféré ne pas « introduire le loup dans la bergerie », malgré le statut de députée européenne de l’intéressée. Au demeurant, Mme Hassan dispose de nombreuses possibilités pour s’exprimer librement ailleurs que devant les étudiants de la rue Saint-Guillaume.

Peut-on discuter sereinement de la situation au Proche-Orient ?

L’ordonnance le confirme dans le cas particulier qu’elle tranche : la réponse est « non ». Et c’est consternant ! L’attaque terroriste du Hamas en 2023 et la réaction israélienne ont à ce point tendu les esprits, en France comme ailleurs, qu’il semble presque impossible d’en discuter sereinement, tant dans les établissements d’enseignement supérieur que dans la place publique, et même au sein des cercles privés. Nous avions déjà connu un tel raidissement face à un spectacle de Dieudonné, qui avait été interdit avec l’aval du Conseil d’État (ordonnance du 9 janvier 2014), lequel avait ensuite censuré une nouvelle interdiction, car le spectacle avait été purgé de ses imprécations antisémites (ordonnance du 6 février 2015).

Mais aujourd’hui, la situation semble s’être aggravée. Tout se passe comme si les principes de tolérance et d’objectivité affirmés par l’article L. 952-2 du Code de l’éducation étaient oubliés au sein de la communauté universitaire, et comme si la société entière n’acceptait plus que la liberté d’expression concerne aussi les opinions qui « heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population » (CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni).

Comment ne pas conclure en exprimant l’espoir d’un retour à un dialogue libre et respectueux de toutes les opinions ?