Par Marc Le Roy – Docteur en droit – Enseignant en Droit de l’audiovisuel et du cinéma – Universités de Nantes – Lyon-3 – CEIPI de Strasbourg – Directeur de Droit des Arts
Les insultes ont fusé ce jeudi 10 novembre sur le plateau de l’émission Touche pas à mon poste animée par Cyril Hanouna sur la chaîne de télévision C8. De façon originale, c’est bien l’animateur de l’émission qui assène plusieurs insultes à un invité et ancien chroniqueur de l’émission Louis Boyard, aujourd’hui député de la France insoumise. L’émission dérape lorsque M. Boyard évoque la responsabilité de Vincent Bolloré – propriétaire de la chaîne – dans la misère en Afrique. S’en suit une opposition verbale décousue et confuse entre l’animateur Cyril Hanouna et M. Boyard, où le premier reproche au second de venir dans l’émission faire un coup d’éclat sur M. Bolloré alors même que sa participation à l’émission il y a quelques années ne le dérangeait pas ; M. Boyard lui répond qu’on ne peut ainsi rien dire au sujet de monsieur Bolloré dans cette émission. Dans le cadre de cet accrochage animé de plus de huit minutes, M. Hanouna assène plusieurs insultes et autres formules familières à M. Boyard : « t’es un nase ; t’es une merde ; espèce d’abruti ; tocard ; barre-toi… » Que prévoit le droit de l’audiovisuel lorsqu’une telle séquence se produit ?

Le droit de l’audiovisuel encadre-t-il ce type de situation ?

Il est assez rare que ce type d’opposition ait lieu à la télévision française. Il est encore plus rare que les insultes et les invectives viennent de l’animateur d’une émission et non d’un invité ou d’un chroniqueur qui dérape. Diffusée en direct, l’émission n’a pas pu être remontée pour sa diffusion pour gommer cette séquence problématique. Cette dernière est dorénavant saisie par le droit. Chaque camp a annoncé vouloir déposer une plainte. Au-delà du droit pénal, le droit de l’audiovisuel aura également son mot à dire. Les éditeurs de service de télévision sont soumis à un certain nombre d’obligations, notamment déontologiques, concernant la diffusion de leurs programmes. La loi de 1986 sur l’audiovisuel encadre l’activité des chaînes de télévision hertziennes comme C8. Il y est notamment prévu que ces chaînes doivent signer avec l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM, anciennement CSA) une convention qui organise, précise et rappelle leurs différentes obligations. Le respect de ces obligations est contrôlé par l’ARCOM qui dispose de plusieurs possibilités d’intervention. Pour commencer, l’ARCOM peut émettre une mise en garde ou une mise en demeure à un éditeur de service (cet éditeur est la personne morale qui gère la chaîne). Ces décisions de l’ARCOM ne sont pas des sanctions au sens de la loi de 1986. Elles ont pour objectif de rappeler les éditeurs à l’ordre et de leur indiquer qu’une séquence ou une pratique doit cesser et ne pas être renouvelée. En matière de déontologie de programmes, la mise en demeure est un passage obligé pour pouvoir ensuite prononcer une sanction. Une mise en demeure permet ainsi pendant cinq ans après son émission de lancer une procédure de sanction pour des faits distincts et une période distincte de ceux ayant fait l’objet d’une mise en demeure.

En l’espèce, l’éditeur de la chaîne C8 a bien été mis en demeure il y a moins de cinq ans ce qui permet d’envisager une procédure de sanction. La procédure de sanction est organisée très précisément par la loi de 1986. Outre l’exigence préalable d’une mise en demeure, une procédure particulière doit être enclenchée. Afin d’être en accord avec les exigences de la Convention européenne des droits de l’homme, l’engagement des poursuites et l’instruction préalable au prononcé des sanctions sont assurés par un rapporteur indépendant nommé par le vice-président du Conseil d’Etat, après avis de l’ARCOM. L’autorité qui sanctionne (l’ARCOM) est ainsi différente de celle (le rapporteur) qui décide ou non de l’engagement des poursuites. Dans l’affaire Hanouna/Boyard, l’ARCOM a annoncé le 17 novembre avoir saisi le rapporteur indépendant en la personne du conseiller d’Etat Bertrand Dacosta. Il appartiendra à ce dernier de décider si les faits dont il a connaissance justifient l’engagement d’une procédure de sanction.

La séquence diffusée sur C8 justifie-t-elle une sanction ?

Il semble probable au vu de la séquence opposant MM. Hanouna et Boyard que le rapporteur décide que les faits justifient l’engagement d’une procédure de sanction. Rappelons que l’éditeur de la chaîne C8 a conclu une convention avec l’ARCOM. L’article 2-2-1 de la convention signée entre l’éditeur de la chaîne C8 et l’ARCOM précise que : « l’éditeur est responsable du contenu des émissions qu’il diffuse. Il conserve en toutes circonstances la maîtrise de son antenne ». Au surplus, l’article 2-3-4 prévoit que l’éditeur « respecte les droits de la personne relatifs à sa vie privée, à son image, à son honneur et à sa réputation tels qu’ils sont définis par la loi et la jurisprudence ». Le fait pour l’animateur d’une émission d’insulter et d’invectiver à plusieurs reprises un invité ne semble pas aller dans le sens de ce dernier article. Le CSA (ancêtre de l’ARCOM) s’est régulièrement appuyé sur ces principes pour intervenir auprès d’éditeur ayant diffusé des insultes à l’antenne.

Pour ce qui est de la maîtrise de l’antenne, on pourrait croire que le fait que l’émission ait été diffusée en direct décharge l’éditeur de toute responsabilité. Comment est-il possible de maîtriser une antenne lorsque l’on est en direct ? Le CSA a plusieurs fois répondu à cette question. Le fait que l’émission soit diffusée en direct n’en impose pas moins à l’éditeur de maîtriser son antenne. Pour une émission telle que Touche pas à mon poste, la maîtrise de l’antenne doit être assurée…par son animateur. Il apparaît clairement à la lecture de plusieurs décisions du CSA et du Conseil d’Etat que l’évaluation de la bonne maîtrise de l’antenne se fait au regard des réactions de l’animateur face à une situation problématique. Le CSA et le Conseil d’Etat ont ainsi considéré récemment que l’absence de « réaction suffisamment marquée » d’une animatrice d’émission face à des propos haineux d’un chroniqueur traduisait un défaut de maîtrise d’antenne. Au contraire, le fait pour un présentateur de contredire des propos blessants et de manifester son désaccord permet de conclure à une bonne maîtrise de l’antenne. Au vu de ces décisions, on comprend le caractère particulièrement problématique de la séquence opposant MM. Boyard et Hanouna à l’antenne : dans cette émission, l’animateur de l’émission insulte et invective là où il aurait dû tenir et maîtriser l’antenne. S’il arrive de perdre son sang-froid, il n’est pas tolérable pour un animateur d’insulter un invité à plusieurs reprises pendant une séquence de plus de huit minutes lors d’une émission télévisée. Ce type de séquence est précisément celle que le droit de l’audiovisuel français cherche à éviter en imposant aux chaînes des obligations déontologiques qui permettent de tenir éloigné de nos antennes ce que l’on qualifie dans d’autres pays de « télé poubelle ». Au vu de ces différents constats, une sanction semble en l’espèce inévitable.

Il est également envisageable que l’ARCOM considère que la séquence contrevient à l’obligation d’honnêteté de l’information et des programmes. Cette obligation s’applique à tous les programmes des chaînes (v. art. 2-3-8 de la convention C8/ARCOM). M. Boyard affirme ainsi pendant la séquence que sa parole est muselée. Cet argument ne nous semble pas évident car les arguments de M. Boyard sur M. Bolloré ont été entendus plusieurs fois pendant l’émission. On objectera qu’il aurait dû en résulter un débat d’idées contradictoire à la suite de cette intervention. Cela ne semble pas évident dans la mesure où l’intervention de M. Boyard sur M. Bolloré n’était pas le sujet proposé par l’animateur, mais un sujet amené par M. Boyard qui était invité. Il paraît difficile d’imposer un débat d’idées contradictoire sur tous les sujets qui pourraient être évoqués à l’initiative des invités. Après tout, c’est bien à l’animateur d’assurer la maîtrise de son antenne et donc le déroulé des débats. Il appartiendra à l’ARCOM de trancher cette question.

Quelle sanction pourrait être prononcée en l’espèce ?

Si le prononcé d’une sanction est en l’espèce vraisemblable au vu des faits, il appartiendra alors à l’ARCOM de choisir une ou des sanctions figurant aux articles 42-1 et suivants de la loi de 1986. La loi de 1986 prévoit que l’ARCOM a la possibilité de choisir parmi les sanctions énumérées « compte tenu de la gravité du manquement ». Le Conseil constitutionnel a également précisé que « le principe de proportionnalité doit recevoir application pour l’une quelconque des sanctions énumérées à l’article 42-1 » et particulièrement pour les sanctions pécuniaires. Face à ses exigences, l’ARCOM devra choisir la sanction la plus proportionnée aux faits. Rappelons que cette éventuelle sanction pourra être contestée par l’éditeur devant le Conseil d’Etat qui contrôle traditionnellement que les sanctions prononcées par l’ARCOM sont bien proportionnées aux faits.

La réduction de la durée de l’autorisation ou de la convention dans la limite d’une année ou le retrait de l’autorisation ou la résiliation unilatérale de la convention qui sont les sanctions les plus lourdes prévues à l’article 42-1 peuvent être exclues au vu des faits d’espèce. Il appartiendra à l’ARCOM de choisir entre les sanctions restantes à savoir la suspension, pour un mois au plus, de l’édition, de la diffusion ou de la distribution du ou des services, d’une catégorie de programme, d’une partie du programme ou d’une ou plusieurs séquences publicitaires ou l’émission d’une sanction pécuniaire assortie éventuellement d’une suspension de l’édition ou de la distribution du ou des services ou d’une partie du programme.  À  titre d’exemple, l’éditeur de la chaîne Cnews a été sanctionné il y a quelques mois d’une amende de 200 000 euros (0,5 % du chiffre d’affaires hors taxes réalisé par la société requérante au cours du dernier exercice clos) pour des propos d’Éric Zemmour qualifiant les mineurs isolés de « violeurs, voleurs et assassins ». On peut également rappeler qu’une sanction de suspension de la publicité avant, pendant et après l’émission Touche pas à mon poste avait été annulée par le Conseil d’Etat. Le CSA avait par la suite été déclaré par le Conseil d’Etat financièrement responsable sur ses deniers propres du préjudice causé en conséquence à C8. L’ARCOM devra en conséquence prendre garde à choisir la sanction la plus adaptée aux faits d’espèce.

Au-delà des sanctions prévues à l’article 42-1 de la loi de 1986, l’article 42-4 de la loi prévoit que l’ARCOM peut ordonner à titre complémentaire « l’insertion dans les programmes d’un communiqué dont elle fixe les termes et les conditions de diffusion ». Le prononcé d’une telle mesure nous paraîtrait tout à fait adapté dans le cadre de cette regrettable affaire.

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