Faut-il sortir certaines expressions racistes et antisémites de la loi sur la liberté de la presse ?
A l’occasion de la remise du rapport des Assises de lutte contre l’antisémitisme, la ministre Aurore Bergé a demandé de sortir du droit de la presse les cinq infractions à caractère raciste et antisémite. Une idée qui suscite la controverse et mérite décryptage.

Par Evan RASCHEL, Professeur à l’Université Clermont Auvergne, Directeur du Centre Michel de l’Hospital UR 4232
Dans quel contexte cette discussion et controverse a-t-elle resurgi ?
En début d’année, la ministre chargée de la lutte contre les discriminations, Aurore Bergé, annonçait les « Assises de lutte contre l’antisémitisme », dans un contexte extrêmement inquiétant de montée des haines antisémites et, plus largement, racistes. Deux groupes de travail ont été formés, un sur l’éducation et l’autre sur la justice. Leur rapport a été publié lundi 28 avril, qui préconisait un certain nombre de modifications et adaptations, y compris de la loi du 29 juillet 1881. Le rapport demeurait mesuré et particulièrement soucieux de conserver l’esprit protecteur de cette loi « sur la liberté de la presse ». Ce n’est donc pas sans surprise que ceux qui y ont contribué (dont l’auteur de ces lignes) ont entendu la ministre demander, à l’occasion de la remise du rapport, de « sortir du droit de la presse les cinq infractions à caractère raciste et antisémite ». L’idée défendue par la ministre est double. Il y a d’abord un aspect symbolique. Il s’agirait de ne plus considérer ces expressions comme de simples opinions, autrement dit, de les sortir du champ et du registre de la liberté d’expression (V., critiquant cette position : B. Ader, C. Bigot, R. Malka et I. Soskin, On ne lutte pas contre le racisme en écornant une loi fondamentale sur la liberté d’expression : Le Monde, 4-5 mai 2025, p. 28), pour traiter le racisme comme n’importe quelle autre infraction (V., soutenant cette position : A. Jakubowicz, Il est temps de traiter le racisme et l’antisémitisme comme des délits de droit commun : Le Monde.fr, 8 mai 2025). Il y a, ensuite et surtout, de considérables conséquences juridiques. Concrètement, la pratique judiciaire serait substantiellement altérée, puisque l’intégralité du dispositif de faveur mis en place par la loi de 1881 serait écartée, au profit du droit commun, bien plus rigoureux. L’objectif est d’accélérer la réponse pénale, et de la rendre plus sévère, donc dissuasive.
Que penser, sur le fond, de l’idée de sortir les expressions racistes de la loi du 29 juillet 1881 ?
Le texte d’incrimination serait déplacé, de la loi de 1881 vers le Code pénal. Ce mouvement a notamment eu lieu en 2014 pour les provocations et apologies publiques du terrorisme (art. 421-2-5 CP). D’autres incriminations ont été, d’emblée, inscrites dans ledit Code, comme la provocation publique au génocide (art. 211-1 CP). Cette existence d’incriminations d’expressions publiques dans le Code pénal (ou dans d’autres Codes) ne pose pas de difficulté insurmontable. Il s’agit d’un choix du législateur, qui consiste à considérer les expressions en question (discours de haine, en l’occurrence discours discriminatoires) comme ne méritant pas le régime de faveur de la loi sur la presse ; au contraire, la gravité de ces discours justifierait la plus grande rigueur. De fait, les règles (très) favorables de la loi sur la presse ont été instituées pour préserver, essentiellement… la presse, soit notamment le cas d’un journaliste qui commettrait une diffamation à l’occasion d’investigations poussées sur de supposées méfaits. Ont-elles encore un sens, face au cas d’un internaute qui répand « gratuitement » des injures haineuses en imaginant profiter du (relatif) anonymat des réseaux sociaux ?
Si cette voie peut donc être suivie, et est d’ailleurs préconisée par une partie des praticiens et des universitaires, deux arguments paraissent aller en sens contraire. Précisons immédiatement que ce débat, passionnant et passionné, fait l’objet des plus vives controverses, et que les lignes qui suivent ne font que refléter l’opinion subjective de leur auteur.
D’abord, l’articulation historique entre la loi sur la presse et le Code pénal conduit à maintenir ces incriminations dans la première. En effet, la loi sur la presse est censée contenir non pas les « infractions de presse », mais plus largement les « infractions de publication » (au sens de son article 23), d’où l’intérêt qu’elle prévoie par la suite un régime spécial de responsabilité axé sur le directeur de publication. Ce sont bien des expressions qui y sont incriminées, mais des expressions publiques. Quant aux codes (spécialement le Code pénal), ils peuvent contenir des infractions d’expressions, incluant la publication, mais en réalité bien plus larges. Tel est le cas de la violation d’un secret (professionnel, de l’enquête et de l’instruction…), ou de certaines menaces et harcèlements. Certes, il existe de très nombreuses incohérences : outre les cas précités (apologie publique du terrorisme, provocation publique au génocide), citons le discrédit public jeté sur décision de justice (art. 434-25 CP), dont il a beaucoup été question récemment. Mais si le système actuel n’est pas parfait, est-ce une raison pour accroître les confusions existantes ? « Détricoter » de nouveau la loi sur la presse, pour reprendre une expression fréquemment utilisée, finirait par l’affaiblir considérablement, et remettrait en cause sa portée et son utilité.
Ensuite, le déplacement dans le Code pénal entraîne l’application du régime commun, notamment procédural. Or, la sévérité qui en résulte, qui est l’objectif principalement recherché, paraît excessive. Il est tout à fait légitime, par exemple, d’étendre le délai de prescription. Mais faut-il l’étendre de 3 mois (loi de 1881) à 6 ans (Code de procédure pénale), soit une multiplication par 24 ? Il y a sans doute un équilibre à trouver, ce qu’a fait le législateur en prévoyant un délai dérogatoire (un an) pour les discours de haine, tout en les maintenant dans la loi sur la presse. Si cet équilibre n’est pas réalisé par le législateur, il le sera par le juge, qui contrôle la proportionnalité de l’ingérence dans la liberté d’expression. Par exemple, la détention provisoire applicable en matière d’apologie du terrorisme ne doit pas être disproportionnée (Cass. Crim. 26 juill. 2023, n° 23-83109, publié au Bulletin). Autrement dit, le juge compense le potentiel excès de sévérité de la loi. Il est là, assurément, dans son rôle, mais tout ceci rend les solutions bien imprévisibles. Il devrait revenir au législateur avant tout de déterminer les règles (procédurales notamment) susceptibles d’être appliquées en matière de liberté d’expression, et d’en fixer le cadre le plus précis possible.
Dans quelle mesure la loi du 29 juillet 1881 peut-elle être modifiée pour s’adapter aux spécificités et à la gravité des discours de haine ?
Entre le déplacement des incriminations dans le Code pénal, et leur maintien dans la loi de 1881 avec l’application de ses règles classiques, existe une situation intermédiaire qui est actuellement retenue par le législateur. Cela fait bien longtemps en effet qu’au sein même de la loi sur la presse existent des règles spéciales visant les discours de haine :
– Droit d’agir de certaines associations (1972)
– Prescription annale (2004)
– Formalisme des réquisitions et impact sur la prescription (2017)
– Requalifications (2017)
– Applicabilité à certaines infractions de presse des comparutions immédiates (2021)
– Applicabilité de la peine d’emprisonnement (la Cour EDH va dans le même sens), en principe exclue dans le champ de la liberté d’expression.
Il en résulte une catégorie spéciale d’expressions, dotée d’un régime autonome. Cette solution mesurée paraît légitime. La réponse pénale est adaptée à la nature de ces discours, sa sévérité tient également compte de leur gravité, sans tomber dans les excès qui pourraient résulter de leur inscription dans le Code pénal. A l’occasion d’une QPC, posée au sujet de deux particularités liées aux discours de haine (applicabilité de la comparution immédiate et suppression de l’exigence d’articulation et de qualification des faits dans les réquisitions aux fins d’enquête), le Conseil constitutionnel avait validé le principe de ces adaptations procédurales, en refusant de consacrer la spécialité de la procédure de presse comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République, tout en validant les textes contestés au regard de la liberté d’expression et du principe d’égalité. Signalons que si l’atteinte à la liberté d’expression n’a pas été jugée disproportionnée, c’est parce qu’il fut notamment tenu compte de l’objectif à valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public, découlant de « la poursuite et la condamnation des auteurs de propos ou écrits ayant un caractère haineux, violent ou discriminatoire, en particulier sur internet » (Cons. const. 17 mai 2024, n° 2024-1088 QPC, § 13, § 25, adde insistant sur la gravité des infractions : § 15 et § 27). Finalement, le gouvernement ou le législateur sont assez libres d’adapter la loi sur la presse, car il n’est pas certain que la Cour EDH y voit de manière générale une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression. Et le rapport du groupe de travail précité proposait précisément un certain nombre d’évolutions supplémentaires, qui paraissaient concilier utilement les impératifs de la répression avec l’esprit protecteur de la loi de 1881.