Loi de 1881 sur la presse : l’amendement qui fâche
L’Assemblée Nationale vient d’adopter un amendement qui remet en cause la loi de 1881 sur la presse en portant le délai de prescription de trois mois un an pour les délits de diffamation et d’injure publique. D’où la colère, compréhensible des rédactions, des éditeurs et des avocats praticiens du droit de la presse. Est-ce, pour autant, contraire à la jurisprudence constitutionnelle et européenne ?
Par Evan Raschel, Professeur à l’Université Clermont Auvergne
Que prévoit exactement l’amendement litigieux ?
Le cadre général est celui de la proposition de loi renforçant la sécurité et la protection des maires et des élus locaux, qui prétend mieux protéger et accompagner ces derniers face à la hausse inquiétante des violences dont ils sont l’objet. D’assez nombreuses dispositions sont envisagées, qui ont été complétées durant les travaux législatifs par différents amendements, dont celui qui retient ici l’attention. Plus précisément, il s’agissait initialement (via un amendement sénatorial d’octobre 2023) de compléter le paragraphe 3 du chapitre V de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse par un article 65-5 ainsi rédigé : « Pour les délits prévus aux articles 31 et 33, le délai de prescription prévu par l’article 65 est porté à un an ».
Concrètement, pourraient être concernées les diffamations et injures publiques visant, « à raison de leurs fonctions ou de leur qualité », les agents publics mentionnés, parmi lesquels « un citoyen chargé d’un service ou d’un mandat public temporaire ou permanent ». Par extension, les contraventions de diffamation et d’injure non publiques seraient également soumises à ce délai nouveau (en application de l’article 65-4). Plus récemment (via un amendement déposé à l’Assemblée nationale le 2 février 2024), il fut suggéré d’intégrer plus simplement cette phrase dans un nouvel alinéa de l’art. 65-3 qui prévoit déjà un délai annuel de prescription pour certaines infractions.
Sans surprise, la préexistence de ce délai annuel (créé par la loi « Perben 2 » n° 2004-204 du 9 mars 2004) a été mise en avant par la députée rapporteuse du texte, Violette Spillebout (Renaissance). Tous les juristes savent que la création d’une exception, même initialement restreinte, appelle presque systématiquement son extension ultérieure. De fait, la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 avait déjà étendu le délai annuel à tous les délits de l’article 24 de la loi sur la presse. A terme, le délai trimestriel pourrait avoir un champ d’application réduit à quelques infractions et devenir l’exception, là où il fut conçu comme le principe.
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En quoi cela représente-t-il un risque pour la liberté de la presse ?
De manière générale, la préservation de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est une garantie, compte tenu des symboles qu’elle représente. Cette loi institue de multiples règles, notamment procédurales, la plus connue consistant précisément à prescrire les actions publique et civile au terme d’un délai exceptionnellement court (3 mois). Une telle prescription n’est pas justifiée par des raisons techniques, mais politiques : protéger la liberté d’expression, comme l’ont encore confirmé l’année dernière la Cour de cassation et la Cour européenne des droits de l’homme.
Dans ces conditions, la multiplication par quatre de ce délai est loin d’être neutre. Symboliquement bien sûr, elle est vécue par les journalistes comme une atteinte à leur liberté, ceci dans un contexte déjà tendu. Au-delà, dans la pratique judiciaire, cette augmentation a des effets considérables : si le délai trimestriel place effectivement les journalistes dans une situation confortable, celui d’un an est suffisamment long pour, potentiellement, éviter l’acquisition de la prescription dans la plupart des situations. Rappelons par ailleurs que les délais concernés sont ceux qui sont applicables à partir de la commission de l’infraction (de l’acte de publication plus précisément) mais également ceux qui sont renouvelés à la suite d’un acte interruptif de prescription. Plus accessoirement, cela imposera aux journalistes de conserver plus longtemps leurs documents et éventuels moyens de défense (par exemple, relatifs à la preuve de la vérité d’un fait diffamatoire). Bref, la réaction des rédactions, des éditeurs et des avocats praticiens du droit de la presse est tout à fait compréhensible.
Peut-on attendre une condamnation constitutionnelle, voire conventionnelle, d’une telle extension ?
La question se pose bien sûr, tant est importante la liberté d’expression dans la jurisprudence constitutionnelle et européenne. La Cour européenne des droits de l’homme, très protectrice, paraît cependant en retrait s’agissant de la question de la prescription. Quant au Conseil constitutionnel, il fut saisi en 2013 d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’extension à un an réalisée par la loi du 9 mars 2004, pour finalement considérer « que l’article 65-3 de la loi du 29 juillet 1881 a pour objet de faciliter la poursuite et la condamnation, dans les conditions prévues par cette loi, des auteurs de propos ou d’écrits provoquant à la discrimination, à la haine ou à la violence, diffamatoires ou injurieux, à caractère ethnique, national, racial, ou religieux ou contestant l’existence d’un crime contre l’humanité ; que le législateur a précisément défini les infractions auxquelles cet allongement du délai de la prescription est applicable ; que la différence de traitement qui en résulte, selon la nature des infractions poursuivies, ne revêt pas un caractère disproportionné au regard de l’objectif poursuivi ». Il tient donc compte de la nature des infractions et de leur contexte pour accepter l’allongement du délai : il n’est pas impossible qu’il suive le même raisonnement pour la loi discutée…