Réforme de la justice patrimoniale : la fin du « pousse-au-crime »
La proposition de loi visant à assurer une justice patrimoniale au sein de la famille a été votée à l'unanimité par l'Assemblée nationale. Elle cherche à remédier à des injustices civiles et fiscales. En clair, une personne qui tue son ou sa conjointe ne pourra plus bénéficier d'un avantage matrimonial. S’il s’agit à l’évidence d’une avancée dans la lutte contre les violences faites aux femmes, quel sera, dans les faits, l’impact de cette loi ?
Par Alex Tani, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université de Lorraine, Institut François Geny (EA 7301)
Quelles sont les injustices identifiées ?
Cela en surprendra plus d’un : le droit des régimes matrimoniaux présente une lacune, puisqu’à l’état actuel, celui qui est reconnu responsable de la mort de son conjoint peut bénéficier de ce que l’on nomme un « avantage matrimonial », correspondant au profit qui lui est procuré par les dispositions de son contrat de mariage. Prenons un exemple : deux époux sont mariés sous le régime de la communauté universelle, avec attribution intégrale au conjoint survivant (ce qui est le cas de beaucoup de Français à l’approche de la retraite). Si l’un tue l’autre, le jeu des règles matrimoniales est tel que la plupart des biens sont réputés communs et reviennent alors intégralement à celui qui survit. Ce « pousse-au-crime » a été dénoncé de longue date, mais les quelques décisions de justice qui ont eu à en connaître jusqu’à présent n’ont pas permis d’éviter de telles aberrations (Cass. 1re civ., 7 avril 1998, n° 96-14.508). Si le droit des successions connaît la notion « d’indignité » (C. civ., art. 726 s.) et celui des libéralités celle « d’ingratitude » (C. civ., art. 955 s. et art. 1046 s. – Comp. pour les assurances-vie : C. assur., art. L. 132-24), rien n’est malheureusement prévu pour le droit matrimonial. Il y a là une omission à réparer pour que le droit civil ne soit pas source de ce que le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, a qualifié de « proprement intolérable, ubuesque, injuste ». Comment ne pas voir, au-delà du droit, que c’est la morale qui est en jeu : bien que ces cas ne soient pas fréquents (fort heureusement), il ne peut évidemment y avoir de prime au crime !
Certaines règles fiscales peuvent, elles aussi, se révéler iniques. Les époux, comme les partenaires d’un pacte civil de solidarité, forment un foyer fiscal unique et, à ce titre, ils sont solidairement responsables des impositions dues. Or cette solidarité fiscale peut parfois donner lieu à des situations incongrues, dont les femmes font les principaux frais (à plus de 80%) : même après le divorce ou la séparation, celles-ci peuvent se voir réclamer par le fisc des rappels et pénalités relatifs à des irrégularités de l’ex-conjoint sur la période d’imposition commune. Voilà un lourd fardeau qui peut peser sur un conjoint obligé de pallier l’insolvabilité de l’autre, alors même que le foyer fiscal n’existe plus en raison de la rupture du mariage ou du pacs, et alors même que le couple était pourtant sous un régime de séparation. Afin d’éviter de telles injustices, une personne séparée ou divorcée peut solliciter du fisc une décharge de solidarité, mais son octroi reste soumis à des critères qui, bien qu’assouplis récemment (afin de réduire la période d’appréciation de 10 ans à 3 ans), demeurent assez étroits ; au point qu’assez peu de demandes aboutissent réellement (103 rejets en 2022, pour 100 décharges octroyées). La difficulté pour des ex-époux ou des ex-partenaires à obtenir cette désolidarisation est évidemment préjudiciable, plus encore lorsqu’en raison du départ de l’autre ils assument seuls l’éducation des enfants, et se voient parfois contraints de céder certains biens pour répondre des dettes fiscales litigieuses.
D’où l’idée d’une « microchirurgie législative » visant à résoudre ces injustices sans plus attendre. C’est au député Hubert Ott que l’on doit d’être à l’initiative de ce texte, s’inspirant en partie d’une étude que nous avons publiée pour tenter d’alerter sur cet « angle mort » des régimes matrimoniaux (A. Tani, Pour une ingratitude matrimoniale : Defrénois 2023, n° 21, p. 25), et d’une proposition portée par le Collectif des femmes divorcées victimes de la solidarité fiscale, afin d’assouplir les conditions de la décharge fiscale (Rapport annuel, sept. 2022). La proposition de loi déposée le 5 décembre dernier a été considérablement enrichie en Commission des lois grâce au travail de la rapporteure Perrine Goulet et de ses collègues, ainsi qu’aux échanges avec les services de la Chancellerie et de Bercy. Examinée en séance publique le 18 janvier dernier, lors de la « niche parlementaire » du groupe Démocrate, la proposition a donné lieu à un débat, avant d’être votée à l’unanimité.
Quelles sont les modifications envisagées ?
Le diagnostic posé sur les avantages matrimoniaux, il convenait de trouver le meilleur remède. Le choix était loin d’être évident et des hésitations étaient légitimes, tant il pouvait être tentant d’opérer un renvoi législatif vers « l’ingratitude », comme dans la version initiale du texte, ou bien vers « l’indignité », comme dans sa version après examen en Commission des lois. Après de nombreuses réécritures et plusieurs consultations, c’est finalement un mécanisme de déchéance autonome, fondé sur une condamnation pénale préalable, qui a été retenu ; ce choix pour un dispositif sui generis ne surprend pas tant la nature de l’avantage matrimonial est elle-même singulière. L’ensemble a été complété de diverses mesures pour affiner son fonctionnement, notamment en précisant ses conditions de mise en œuvre (titulaires, délais…), en prévoyant une restitution des fruits et revenus, en ouvrant des cas de « pardon », en imposant un inventaire pour fixer les biens en régime communautaire, en réputant non écrite la clause d’apport en communauté profitant à l’époux déchu… Surtout, le texte prend soin de prévoir que la mesure s’appliquera aux conventions en cours ; afin probablement d’éviter que la médiatisation des travaux parlementaires n’inspire quelques idées funestes !
En outre, le Gouvernement et le Parlement ont profité de cette réforme pour l’enrichir d’autres dispositions, en particulier afin d’offrir aux époux et à leurs conseils une solution dans les régimes de participation aux acquêts, depuis que la Cour de cassation a condamné la « clause d’exclusion des actifs professionnels en cas de divorce » (Cass. 1re civ., 18 déc. 2019, n° 18-26.337. – Confirmé par Cass. 1re civ., 31 mars 2021, n° 19-25.903. – Cass. 1re civ., 15 déc. 2021, n° 20-15.623). Cette mesure est assurément bienvenue, en ce qu’elle fut demandée lors du 116e Congrès des notaires de France (Paris, 2020, 2e commission) et encore récemment dans le dernier rapport annuel de la Cour de cassation (2022, p. 28 s.). Cela étant, la rédaction mériterait certainement d’être revue pour embrasser plus largement le sort des avantages matrimoniaux en cas de divorce, notamment en permettant d’exprimer la volonté de les maintenir dans la convention de mariage.On peut souhaiter que la navette parlementaire permette de telles améliorations.
Qu’en est-il de la question de la dissociation fiscale ?
Enfin, la réforme reprend une proposition qui fut déjà discutée lors de l’examen de la loi de finances visant à assouplir l’octroi d’une décharge de responsabilité solidaire. Dans sa version initiale, la proposition de loi proposait d’exclure certains biens de l’assiette (biens acquis avant mariage ou pacs, biens acquis par donation ou succession…). Les échanges avec Bercy ont toutefois conduit à proposer une réécriture totale de l’article concerné, pour compléter le mécanisme de la « décharge fiscale » tel qu’il existe actuellement, d’une hypothèse de « dissociation fiscale » permettant à celui qui n’avait pas connaissance de la fraude de son ex-époux ou ex-partenaire d’être regardé comme un tiers que l’administration fiscale peut dispenser d’avoir à assumer l’imposition litigieuse (LPF, art. L247). S’il est plus que louable de ne pas faire peser un fardeau fiscal sur les épaules d’un contribuable honnête, l’éligibilité à cette exemption fiscale repose sur la bonne volonté du fisc, plutôt que sur des critères légaux d’appréciation qu’il avait pourtant été proposé d’assouplir. Ce choix a donné lieu à des débats, et il sera intéressant de suivre les prochaines discussions pour voir si ce dispositif peut être amené à évoluer. C’est dire si le texte qui prend désormais le chemin du Sénat, après que le Gouvernement ait tenu à engager une procédure législative accélérée, sort sensiblement enrichi des travaux devant l’Assemblée nationale, même si plusieurs aspects de la réforme ont probablement vocation à être encore affinés. Le travail parlementaire se poursuit.