Par Jérémy Bousquet, Maître de conférences à l’Université de Nîmes.

Cette condamnation de l’État pour ne pas avoir assuré l’enseignement de toutes les matières inscrites aux programmes d’enseignement est-elle inédite ?

Ce n’est pas la première fois que le juge administratif condamne l’Etat à indemniser le préjudice de parents d’élèves lorsqu’un nombre d’heures conséquents d’enseignement obligatoire n’a pas été assuré. Ce contentieux est même relativement ancien et fait l’objet d’une jurisprudence bien établie de la part du Conseil d’État. La haute juridiction administrative considère en substance depuis une décision ministre de l’Éducation nationale c/ Giraud du 27 janvier 1988 (Rec. p. 39. V. TA Rennes, 10 déc. 1980, Forget, Rec. p. 557 ; TA Versailles, 3 nov. 2003, n° 014.453 ; TA Clermont-Ferrand, 14 juin 2006, Charasse, n° 0500025) que l’enseignement constitue un droit pour les élèves et que la mission d’intérêt général d’enseignement impose à l’État une obligation légale d’assurer l’enseignement de toutes les matières obligatoires inscrites aux programmes, telles qu’elles sont définies par les dispositions législatives et réglementaires en vigueur, selon les horaires réglementairement prescrits.

Il en déduit que le manquement à cette obligation légale, notamment par absence totale de cours dans une matière et d’une façon prolongée (pour l’affaire de 1988, 7 heures hebdomadaires), en l’absence de toute justification tirée des nécessités de l’organisation du service, était constitutif d’une faute de nature à engager la responsabilité de l’État. Si cette décision avait marqué la fin de l’impunité de l’État pour les enseignements non assurés, force est de constater que le problème n’est pas résorbé, et s’est même plutôt amplifié. Même, depuis les années 2010, ce contentieux indemnitaire des heures non assurées est devenu récurrent (V. TA Cergy-Pontoise, 21 juill. 2017, M. et Mme Bollérot, n° 1508790 ; TA Lille, 26 juin 2019, n° 1702109 ; TA Nantes, 10 oct. 2019, n° 1608500 ; TA Montreuil, 13 oct. 2020, n° 2003767 ; TA Besançon, 23 fév. 2021, n° 2000557), ce qui s’explique sans doute par la pénurie devenue aujourd’hui massive et structurelle d’enseignants (ce qu’a d’ailleurs déploré en 2021 la Cour des Comptes). La vigilance et l’attente sociale croissantes des parents d’élèves en matière d’éducation y contribuent aussi sans nul doute. À ce titre, leur mobilisation sociale et judiciaire se traduit à présent par leur regroupement en collectifs ou associations, plus ou moins virulents, ce qui a pour effet de multiplier inévitablement leur activisme, leur force de frappe contentieuse et la publicité de leur action. Les jugements ici rapportés s’inscrivent pleinement dans cette veine jurisprudentielle.

À quelles conditions l’Etat peut-il être reconnu fautif pour ne pas avoir assuré l’enseignement de toutes les matières inscrites aux programmes d’enseignement ?

Sur le plan juridique, la responsabilité du service de l’enseignement est subordonnée à l’existence d’une faute de service. On peut à ce titre tout autant mentionner le contentieux des accidents subis par les usagers du service provoqués par un défaut d’organisation su service public (CE, 1er oct.1971, Stéphan : Tab. pp. 1062 et 1194), celui des accidents provoqués par un vice de conception ou un défaut d’entretien de l’ouvrage affecté à ce service public (avec néanmoins un régime de présomption de faute au profit de la victime, CE, 14 nov. 1973, Cne de Corbeil-Essonnes : Tab. p. 995), l’hypothèse des décisions illégales (telles que le refus de délivrer un diplôme ou les violations du principe de neutralité) ou encore le cas des fautes par omission comme la carence à prendre toutes les mesures nécessaires pour se conformer aux obligations légales. Le contentieux des heures non assurées se rapportent à cette dernière hypothèse, la faute consistant ici en un manquement à l’obligation légale d’assurer les enseignements dans toutes les matières obligatoires et, partant, à assurer la continuité du service public de l’enseignement.

Le juge administratif entoure tout de même l’engagement de la responsabilité de l’État dans cette situation de plusieurs précautions. D’abord, la carence de l’État ne peut être établie que si des enseignements obligatoires n’ont pas été assurés. Si cette notion d’enseignement obligatoire reste floue, il faut pourtant bien admettre que la responsabilité de l’État ne pourra pas être engagée lorsque seuls des enseignements facultatifs, c’est-à-dire non imposés par les programmes et laissés au libre choix de l’élève, ne sont pas assurés.

Ensuite, ces enseignements obligatoires ne doivent pas avoir été assurés pendant une « période appréciable ». Entendons par là que la jurisprudence soustrait l’État à son obligation pour les absences courtes ou ponctuelles. À bien comprendre la jurisprudence, il semblerait que le seuil de cours non assurés se situe aux alentours de 30 heures sur une matière ou moins en cumulant les absences sur plusieurs matières et cela, quels que soient les motifs. Ainsi, le fait que quelques heures ne soient pas effectivement dispensées – absence de professeur s’élevant au total à 9 heures (TA Versailles, 13 mai 2003, n° 014.453) ou de 18 heures (TA Lille, 26 juin 2019, n° 1702109) pour toute l’année scolaire n’est bien entendu pas de nature à engager la responsabilité de l’État. Autrement dit, seule la privation de cours sur une période longue constitue une situation préjudiciable certaine pour les parents d’élèves et leurs enfants, ce qui est bien le cas dans les affaires jugées en 2024 : 107 heures et 39 heures de cours non assurés pour les collégiens sur 12 matières ; absence totale d’enseignements pendant une période de 30 jours pour les élèves de CE2. Par conséquent, l’État est présumé fautif dès lors que de tels enseignements n’ont pas été dispensés pendant une « période appréciable ». Il lui revient à de prouver qu’il n’a pas commis de faute soit, en excipant des « nécessités de l’organisation du service », ce que ne constitue toutefois pas le manque de crédits budgétaires, soit en prouvant qu’il a mis en œuvre toutes les diligences nécessaires pour palier l’absence des enseignants.

Enfin, pour que cette carence de l’Etat engage sa responsabilité, encore faut-il que la privation de cours ait eu une incidence sur le déroulement de la scolarité de l’élève, ce qui se rapporte à l’exigence d’un préjudice. Voilà pourquoi les jugements du tribunal administratif de Cergy-Pontoise relèvent judicieusement que le manquement de l’État à l’obligation légale d’assurer l’enseignement de toutes les matières obligatoires inscrites aux programmes, tantôt a fait perdre aux élèves une chance de réussir son année et son cursus scolaire (collégiens), tantôt a entrainé un retard certain dans l’acquisition du socle commun de connaissances et de compétences. Si dans ce type d’affaires, le préjudice indemnisable est bien souvent moral, à l’instar des jugements rapportés, il peut aussi être financier. Le tribunal administratif de Nantes a par exemple accepté d’inclure dans le préjudice le coût des cours particuliers donnés à un élève pour pallier les lacunes des enseignements (TA Nantes, 10 oct. 2019, n° 1608500).

Quelles sont les conséquences de l’engagement d’une telle responsabilité ?

La reconnaissance d’une carence fautive, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre eux conduit à l’octroi d’une indemnisation au profit des victimes. Le tribunal administratif de Cergy-Pontoise fixe le montant de l’indemnisation du préjudice moral à 150 euros. S’il peut paraître faible, sinon dérisoire (et il l’est), ce n’est en rien étonnant dès lors que l’on sait qu’il s’agit du montant traditionnellement octroyé depuis 1988 dans ce type de contentieux. Il n’en demeure pas moins regrettable.

Si l’on peut s’attendre, en théorie, à ce que la connaissance de ces jugements conduise des parents d’élèves soucieux que le service public donne à leurs enfants les enseignements prévus par les textes à engager des actions identiques contre l’État et participe, in fine, à ce que ce dernier respecte ses obligations en la matière, le développement de ce contentieux sera nécessairement freiné (au-delà du délai de jugement et l’éventuel coût de la procédure) par le faible bénéfice escompté (150 euros tout au plus…).

A considérer même que les condamnations indemnitaires de l’État tendent à se multiplier sous l’effet de ces condamnations pécuniaires, elles ne constitueraient pas, quoi qu’il en soit, loin de là, une charge financière excessive pour lui. Or, bien que l’engagement de la responsabilité pour faute de l’État joue un rôle incitateur censé le pousser à adopter un comportement plus vertueux, ce n’est qu’à la condition que le coût de l’indemnisation passé, présent et à venir des victimes dépasse le coût de la mise en place d’action positive pour se conformer aux diverses obligations légales avec les contraintes qui sont les siennes. Manifestement, le caractère modique de l’indemnisation octroyée par les tribunaux administratifs ne permettra pas de résorber le problème de la pénurie d’enseignants. Certes, chaque contentieux pourra, ici et là, conduire les rectorats à rectifier le tir et à affecter dans tel ou tel établissement scolaire des enseignants supplémentaires. Les mesures prises ne seront toutefois que ponctuelles et localisées. Il y a donc fort à parier que ces condamnations ne suscitent pas de conséquences salutaires et structurelles sur la politique du ministère de l’Éducation nationale et des rectorats et ne les incitent pas à trouver des solutions pérennes. Pourtant elles existent. Pensons seulement à la nécessité de renforcer l’attractivité de la profession d’enseignant par une revalorisation des traitements…