Cette situation est aussi troublante qu’elle est inédite. M. Rémy Heitz l’a d’ailleurs souligné à l’audience : « Jamais, en prêtant mon serment de magistrat, je n’aurais cru devoir un jour tenir le siège du ministère public dans un procès mettant en cause le garde des Sceaux en exercice ». 

Elle s’explique tant par le statut particulier du Procureur général près la Cour de cassation que par les fonctions que la loi 93-1252 du 23 novembre 1993 sur la CJR lui confient. 

Habituellement en effet, selon les termes de l’article 5 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, « les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l’autorité du garde des sceaux, ministre de la justice ». Cette subordination hiérarchique permet une application uniforme de la politique pénale sur tout le territoire. Une telle subordination n’existe pas à la Cour de cassation. Le parquet général de la Cour de cassation, à la tête duquel se trouve le Procureur général, se distingue des autres parquets en ce qu’il n’est ni hiérarchisé, ni en charge de l’action publique. Le Procureur général et les avocats généraux sont dès lors indépendants du garde des sceaux – et les avocats généraux ne sont d’ailleurs pas subordonnés au Procureur général, qui ne peut leur donner d’instructions. Selon l’article L. 432-1 du code de l’organisation judiciaire, le parquet général « rend des avis dans l’intérêt de la loi et du bien commun. Il éclaire la Cour sur la portée de la décision à intervenir ».  Le rôle et les attributions du parquet général de la Cour de cassation sont ainsi propres à la Cour de cassation et à la mission qui est la sienne dans notre système juridique. Le parquet général est le défenseur de la loi ; il noue un lien entre la Cour et la société civile.

Devant la Cour de Justice de la République, le Procureur général près la Cour de cassation est cette fois en charge de l’action publique (article 8 de la loi du 23 nov. 1993 sur la CJR). Cela implique-t-il sa soumission hiérarchique au Garde des Sceaux ?

M. Rémy Heitz semble le penser, puisqu’il n’a pas hésité à affirmer, pour mieux désamorcer la question, que « bien que hiérarchiquement soumis au garde des Sceaux, je m’exprime aujourd’hui librement. Ma parole est libre, comme l’est celle de tous les procureurs de France. Le droit est ma seule boussole ». 

Toutefois, bien que l’intéressé soit sans doute le mieux placé pour apprécier cette situation hiérarchique – d’autant qu’il est évidemment dans son intérêt de s’affirmer parfaitement indépendant du garde des Sceaux –, il n’est pas assuré que son analyse soit ici justifiée. Aucune disposition ne prévoit que le procureur général près la Cour de cassation, en charge du ministère public près la CJR, puisse recevoir des instructions pour engager des poursuites devant la CJR ou pour requérir. 

Dans la poursuite même des ministres, son rôle s’efface devant celui de la commission des requêtes de la CJR. Les poursuites sont subordonnées à son accord. Elle ordonne soit le classement de la procédure, soit sa transmission au procureur général près la cassation aux fins de saisine de la Cour. Dans ce contexte, le Procureur général près la Cour de cassation est lié par la décision de la commission des requêtes : il est tenu de saisir la commission d’instruction par réquisitoire contenant le nom du membres du gouvernement visé et l’énoncé des faits allégués à son encontre. 

De même, aucune disposition ne permet qu’il reçoive des instructions pour prendre des réquisitions écrites. Il est ainsi libre de requérir devant la CJR contre un ministre soupçonné de délit, selon la procédure écrite qui est propre à cette institution. A l’audience, enfin, sa parole est également libre. 

On peut d’ailleurs penser que c’est parce qu’il est indépendant du ministre de la Justice en sa qualité de procureur général près la Cour de cassation qu’il lui revient d’exercer le ministère public près la Cour de Justice de la République. C’est bien parce qu’il apparaît être le seul qui, dans le cadre de ses fonctions, échappe à l’autorité du Garde des sceaux, que la charge de requérir de façon indépendante devant cette juridiction lui a été confiée. N’oublions pas que le rôle premier de la CJR est justement de juger des ministres : on ne saurait dès lors admettre qu’il soit tenu par l’autorité hiérarchique du garde des Sceaux et l’on voit mal comment ce dernier pourrait venir participer à un débat sur la culpabilité et la peine encourue par un membre du gouvernement. A fortiori quand le membre du gouvernement qui est jugé n’est autre que lui-même !

Le rôle que joue le ministre de la Justice dans la nomination du Procureur général près la Cour de cassation pourrait-il obliger à tempérer le propos ? En principe, ce dernier est en effet nommé par le Président de la République sur sa proposition, ce qui pourrait faire douter de l’absence de tout lien. Toutefois, outre que l’usage républicain consiste à tenir le Procureur général pour indépendant malgré la proposition faite, en vue de sa nomination, par le garde des Sceaux, il faut souligner qu’au cas présent M. Rémy Heitz n’a précisément pas été nommé sur proposition de M. Eric Dupond-Moretti. Il doit sa nomination à la proposition de la Première ministre, Mme E. Borne. Et ce, justement, parce qu’il fallait lever toute équivoque à un moment où la procédure devant la CJR était déjà en cours. 

Bref, tout conduit à penser que le Procureur général près la Cour de cassation est parfaitement indépendant, hiérarchiquement, du ministre de la Justice.

Reste sans doute la question extra-juridique, celle des relations professionnelles futures entre les deux hommes, si jamais le ministre de la Justice devait rester en fonction. A vrai dire, le Garde des Sceaux et le Procureur général près la Cour de cassation n’ont guère d’obligations de travailler ensemble. Le processus de nomination des magistrats du Parquet est toutefois l’occasion d’échanges constants. Le Conseil supérieur de la magistrature pourrait alors devenir le théâtre d’affrontements. La formation compétente à l’égard des magistrats du Parquet est présidée par le Procureur général près la Cour de cassation. Si son avis en vue des nominations ne lie pas le Ministre, la pratique est bien qu’il s’y range par tradition. Qu’adviendra-t-il demain ? Les débats devant la CJR, particulièrement vifs,  laisseront inévitablement des traces.