Censure de la loi « immigration » : pas de débat, pas de quotas
Très attendue, la décision du Conseil du 25 janvier clôt une séquence haute en tensions entre le gouvernement et le Parlement. Motion de rejet préalable limitant la délibération à l’Assemblée ; CMP tenue sans respect strict du huis-clos du Parlement portant de fait atteinte à la séparation des pouvoirs ; doutes publics du gouvernement transférant au juge une responsabilité incombant pourtant à l’autorité politique… dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que le Conseil ait évité d’entrer dans le débat politique en censurant largement la procédure.
Par Marie-Odile Peyroux-Sissoko, Professeure de droit public à l’Université de Franche-Comté
Quelle est l’ampleur des censures ?
Dans sa décision de 276 paragraphes, le Conseil censure partiellement ou totalement 35 des 86 articles, dont 32 sur le fondement de l’article 45C comme constituant des « cavaliers législatifs ». Cette notion avait été invoquée par les saisines (sauf celle du président de la République qui ne mentionnait curieusement que « les droits et libertés que la Constitution garantit », condition d’une QPC) et les contributions extérieures. Reposant sur l’absence de lien, même indirect, entre la disposition contrôlée et le texte initial, ce motif des cavaliers est devenu bien pratique en raison de son caractère procédural. Par l’interprétation très large qu’il en fait et son usage régulier, le Conseil ne livre pas d’analyse au fond, et se met ainsi à distance de la politique, donc à l’abri des critiques. Cette technique pose toutefois des difficultés, au regard du droit d’amendement et de l’initiative des parlementaires, au regard aussi de l’évolution du rôle du Conseil : s’il ne se prononce plus au fond, en interprétant les dispositions constitutionnelles, quel sera finalement son office ?
La question est d’autant plus pertinente que de nombreux principes, droits et libertés étaient invoqués par les saisines. En particulier le droit de mener une familiale normale, le droit au respect de la vie privée et le principe d’égalité, utilisés comme griefs à l’encontre de l’article 1er de la loi, qui, ajouté au projet initial par le Sénat, introduisait un nouvel article L. 123-1 au sein du CESEDA. Il a été censuré, en tant qu’il imposait au Parlement d’une part de prévoir un débat annuel en son sein sur les orientations pluriannuelles de la politique d’immigration et d’intégration, d’autre part de déterminer des quotas d’étrangers admis à s’installer durablement en France.
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La censure de l’article 1er est-elle surprenante ?
La jurisprudence relative à la fixation de l’ordre du jour des assemblées (art. 48C) est constante. Dès 2003, le Conseil avait considéré « qu’en l’absence de dispositions constitutionnelles l’y autorisant, il n’appartient pas au législateur d’imposer l’organisation d’un débat en séance publique ; une telle obligation pourrait faire obstacle aux prérogatives que le Gouvernement ou chacune des assemblées […] tiennent de la Constitution pour la fixation de l’ordre du jour » (484 DC, loi relative à la maîtrise de l’immigration). Les parlementaires intervenant en défense du texte de 2023 en avaient conscience ; ils proposaient d’ailleurs une évolution quant à l’impossibilité pour le Parlement de se lier pour l’avenir. Mais rien ne laissait penser à un possible revirement.
D’abord, le Conseil considère que le principe de séparation des pouvoirs interdit au Parlement de prononcer des injonctions tant à son encontre qu’à l’encontre du gouvernement, qu’il le fasse en intervenant dans la mise en œuvre du pouvoir réglementaire (2016-741 DC), ou dans un cadre plus général, même d’évaluation des politiques publiques, alors qu’il s’agit d’une de ses missions constitutionnelles (2009-581 DC). Enfin, la Vème République rationnalisant le parlementarisme, le Conseil veille à ce que le Parlement ne détourne pas une procédure en moyen d’action contre le gouvernement. Or, lui imposer un débat pourrait constituer un tel détournement, ce d’autant plus que l’art. 50-1C donne au gouvernement la possibilité de faire sur un sujet déterminé une déclaration suivie d’un débat sans engagement de sa responsabilité. Tout au plus le Conseil aurait pu essayer d’interpréter l’art. 1er de la loi comme ne constituant pas une injonction (2001-455 DC), mais le texte se serait alors heurté à la question de l’absence de normativité. La confirmation de sa jurisprudence était donc prévisible.
La censure de l’article 1er est-elle satisfaisante ?
La censure n’en reste pas moins insatisfaisante. D’abord, elle n’entre pas en pleine cohérence avec la jurisprudence, le Conseil ayant admis que le Parlement pouvait se lier pour l’avenir (82-141 DC). Par de nombreuses lois, il se lie déjà, à l’image des lois bioéthiques qui lui imposent un nouvel examen de dispositions législatives dans un certain délai. Ensuite, la censure est assez restrictive : elle limite le Parlement dans son rôle d’évaluation. La révision constitutionnelle de 2008 a pourtant voulu revaloriser sa place par rapport à celle du gouvernement, en consacrant
son rôle en matière d’évaluation des politiques publiques (art. 24C). Or, en imposant pour l’avenir un débat et la fixation d’objectifs chiffrés, l’art. 1er va dans ce sens, pour contribuer in fine à la mise en œuvre des principes de contrôle et de responsabilité (art. 15 DDHC). Et si par sa censure le Conseil voulait suggérer au législateur de recourir plutôt à une loi de programmation qui détermine « les objectifs de l’action de l’État », il aurait mieux valu qu’il le lui dise au lieu de l’empêche ainsi de se doter d’un moyen d’évaluation. Enfin, le Conseil amalgame le débat et les quotas. Or, ces deux éléments ne peuvent être placés sur le même plan : l’un concerne la répartition entre les pouvoirs, l’autre une question substantielle. Les débats parlementaires ont mis en exergue la difficulté liée aux quotas. Inconstitutionnels (93-325 DC) et contraires aux droits supranationaux en matière d’asile, les quotas pouvaient toutefois être envisagés pour d’autres types d’immigrations (la Cour des comptes le suggérait en 2020). La loi le faisait, fixant sans réserve particulière des quotas en matière économique et avec la réserve du respect des droits relatifs à la vie familiale pour l’immigration familiale. Il était attendu du Conseil qu’il se prononce enfin sur la compatibilité des quotas avec le principe d’égalité, d’ailleurs invoqué par les saisines. Or, en censurant sur le fondement d’une question de fixation de l’ordre du jour, le Conseil refuse l’obstacle. Technique pratique de l’amalgame qui, comme les cavaliers, sauve là encore le Conseil de la critique d’intervention dans la politique. Mais elle laisse une nouvelle fois pendante la question de la constitutionnalité des quotas en matière d’immigration…