10 ans après : la justice est-elle Charlie ?
Dix ans après l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo, comment la justice défend-elle aujourd’hui la liberté d’expression et, avec elle, le droit à l’irrévérence et à la critique des religions ? Décryptage.
Par Thomas Hochmann, Professeur de droit public à l’Université Paris Nanterre, titulaire de la chaire France-Québec sur les enjeux contemporains de la liberté d’expression et auteur de l’ouvrage « On ne peut plus rien dire… » – Liberté d’expression : le grand détournement à paraitre en mars 2025 aux éditions Anamosa.
La liberté d’expression, la caricature, l’irrévérence sont-elles bien défendues ?
Les propos ou dessins satiriques qui participent à un débat d’intérêt général sont largement protégés par la liberté d’expression, quand bien même ils pourraient paraître outranciers. Comme l’explique la Cour européenne des droits de l’homme, la satire est une forme de commentaire social qui s’appuie sur l’exagération et la déformation de la réalité. Elle contribue ainsi au débat public, et toute ingérence envers elle doit être examinée avec une attention particulière. En particulier, on ne saurait décontextualiser une caricature et l’apprécier en dehors de son contexte politique (voir par exemple, à propos de la représentation d’une élue municipale comme une truie en talons hauts et porte-jarretelles, Patrício Monteiro Tel de Abreu c. Portugal, 7 juin 2022).
Ces principes sont régulièrement mis en œuvre par les juridictions françaises, en dépit de quelques hésitations occasionnelles. Marine Le Pen a par exemple perdu son procès contre un animateur de télévision qui avait diffusé un dessin de Charlie Hebdo qui la représentait sous la forme d’un étron fumant. La Cour de cassation avait d’abord annulé la relaxe prononcée par les juges du fond, en arguant que ce dessin portait atteinte à la dignité humaine et dépassait les limites admissibles de la liberté d’expression. Une telle décision, si elle avait fait jurisprudence, aurait considérablement remis en cause les droits de la caricature. Mais dans la même affaire, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a fini par écarter tout condamnation, en notant que le dessin traduisait une appréciation du positionnement politique de Mme Le Pen, et avait été présenté comme issu d’un journal satirique. On ne saurait décontextualiser le dessin et le condamner au nom de la dignité humaine (Cour de cassation, 25 octobre 2019, Le Pen c. Ruquier).
A-t-on le droit de manquer de respect aux religions ?
On se souvient que Charlie Hebdo avait été poursuivi en 2006 pour avoir publié des caricatures du prophète de l’Islam. Il s’agissait de réagir au scandale et aux intimidations qu’avait provoqués pareille publication dans un journal danois. Poursuivi pour injure d’un groupe de personnes à raison de leur religion, Charlie Hebdo a été relaxé dans un jugement du 22 mars 2007. Les dessins, dans leur contexte de publication, ne s’en prenaient nullement aux musulmans. Ils enfreignaient l’interdiction religieuse de représenter le prophète, et surtout critiquaient ceux qui justifiaient des actes de violence au nom de la religion. La Une du numéro représentait un personnage se cachant le visage en pleurant et déclarant : « C’est dur d’être aimé par des cons », ce dessin étant surplombé du titre : « Mahomet débordé par les intégristes ». Le tribunal remarqua dès lors que le terme outrageant (« des cons ») ne visait que les intégristes, qui « ne peuvent se confondre avec l’ensemble des musulmans, la une de l’hebdomadaire ne se comprenant que si ce terme désigne les plus fondamentalistes d’entre eux qui, par leur extrémisme, amènent le prophète au désespoir en constatant le dévoiement de son message ». Ce n’était pas aux musulmans que s’en prenait le dessin, mais aux intégristes.
Il est donc permis de critiquer ceux qui exploitent la religion pour justifier leur intolérance ou leur violence, tout comme il est permis de manquer de respect à un dogme ou un personnage religieux. Ces principes sont toujours appliqués aujourd’hui. Par exemple, l’enquête ouverte par le parquet contre la jeune Mila qui avait tenu des propos grossiers sur Dieu a été classée sans suite. On a le droit d’insulter Dieu. En revanche, les discours de haine sont interdits : il est défendu d’injurier, de diffamer, de provoquer à la haine ou à la violence contre des personnes à raison de leur religion.
Les lois contre les discours racistes sont-elles appliquées ?
C’est aussi une manière de poser la question de savoir si la justice « est Charlie », car Charlie Hebdo est un journal antiraciste. Les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 répriment la provocation à la haine, à la violence et à la discrimination, ainsi que l’injure et la diffamation contre des personnes à raison de leur origine, de leur nation ou encore de leur religion. Ces lois sont régulièrement appliquées, par exemple contre des propos qui accusent les juifs de contrôler les médias ou les musulmans d’approuver les terroristes.
Mais on perçoit aussi, dans certains cas, une hésitation à appliquer ces lois. Les tribunaux ont par exemple refusé de condamner des déclarations sur le nombre trop important de joueurs noirs dans l’équipe de France de football, sur le « grand remplacement », ou sur l’urgence d’une « remigration » face à « la faune du Proche-Orient, d’Afrique noire, du Maghreb et d’Europe de l’Est ». Selon une formule que l’on trouve dans la jurisprudence, de tels propos ont « beau être empreints de sentiments racistes », ils ne sauraient être interdits dès lors qu’ils ne contiennent aucune « exhortation » à la haine, à la violence ou à la discrimination. Dans le même ordre d’idée, le Tribunal administratif de Rouen a suspendu l’interdiction d’une réunion sur le thème « Ausländer Raus » (les étrangers dehors, en allemand). Pour le juge, il s’agit là peut-être d’une provocation à la haine, mais elle ne présente pas un degré de gravité suffisant pour justifier une interdiction.
Ces arrêts sont isolés, mais ils me semblent s’inscrire dans un détournement de la liberté d’expression. Nombreux sont ceux qui propagent l’idée qu’« on ne peut plus rien dire ». Ils opposent la « liberté d’expression », qui serait toujours louable, à la « censure », qui serait toujours répréhensible. Mais cette présentation est trompeuse. Juridiquement, il n’existe aucune liberté de dire tout et n’importe quoi. Ainsi, la critique politique est protégée, y compris sous la forme d’une satire provocante, mais la provocation à la haine est interdite. Cela me semble conforme à l’esprit « Charlie ».