Un gouvernement des « affaires courantes » : que dit le droit ?
Emmanuel Macron a pris acte de la démission du Premier ministre Michel Barnier et a chargé le gouvernement du premier ministre démissionnaire de s’occuper des affaires courantes, tout comme cela avait été le cas pour le gouvernement de l’ex-premier ministre Gabriel Attal, à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale en juin 2024. Mais de quoi s’agit-il exactement ? Et d’ailleurs, l’expression « affaires courantes » correspond-elle à une notion juridique ?
Par Benoît Plessix, Professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas
Article publié le 12 juillet 2024, mis à jour le 6 décembre 2024.
L’expression « affaires courantes » renvoie-t-elle à une véritable notion juridique ?
Tout à fait : il ne s’agit pas d’une expression du langage courant ou d’une formule pour politiciens ou journalistes en manque de mots. Il s’agit bien d’une authentique catégorie juridique, même si elle ne figure pas dans le texte de la Constitution du 4 octobre 1958 de la Ve République. Elle était en revanche mentionnée sous la IVe République, dans le texte même de la Constitution du 27 octobre 1946. Son article 52, al. 1er énonçait en effet : « En cas de dissolution, le Cabinet, à l’exception du président du Conseil et du ministre de l’intérieur, reste en fonction pour expédier les affaires courantes ». Par ailleurs, dans une affaire qui a longtemps eu les honneurs du recueil des Grands arrêts de la jurisprudence administrative, le Conseil d’Etat, dans un arrêt d’assemblée du 4 avril 1952, Syndicat régional des quotidiens d’Algérie (Lebon, p. 210), a jugé qu’un « gouvernement démissionnaire, selon un principe traditionnel de droit public, […] ne pouvait que procéder à l’expédition des affaires courantes », notion qu’il a proposé de définir par rapport à un objet (une affaire courante) ou, à défaut, une situation (une urgence). Il s’agit ainsi de toutes les mesures de détail mais nécessaires au bon fonctionnement ordinaire de l’Administration, dépourvues de toute initiative nouvelle et de toute volonté de modifier le droit applicable (par exemple, la pure application des lois déjà en vigueur, des mesures d’organisation pour faire fonctionner les organes en place, des nominations, le paiement des dépenses engagées). Dans son arrêt de 1952, le Conseil d’Etat avait alors appliqué ce cadre juridique au cas d’un décret adopté sous le régime du gouvernement provisoire de la République française à la Libération, signé en 1946 par les ministres d’un gouvernement démissionnaire, et qui avait adapté à l’Algérie une loi relative aux entreprises de presse applicable seulement en métropole. Décret que le Conseil d’Etat a jugé adopté par des autorités incompétentes, puisque, à défaut d’urgence, et en raison de son objet, il ne correspondait précisément pas à une affaire courante à expédier, « si extensive que puisse être cette notion dans l’intérêt de la continuité nécessaire des services publics ».
A quoi sert alors cette notion juridique ?
Le droit français, comme de nombreux autres régimes politiques à travers le monde, a forgé une telle catégorie juridique pour régler le sort des décisions prises entre deux gouvernements successifs, après la cessation des fonctions du premier et avant l’entrée en fonction du suivant.
Une telle notion poursuit d’abord un but bien mis en avant par le Conseil d’Etat : assurer la continuité nécessaire des services publics. Dans un régime politique démocratique, la cessation des fonctions d’un gouvernement, quelle qu’en soit la cause (démission spontanée, renversement par le parlement par une motion de censure), ne signifie pas que l’Etat cesse également de fonctionner ! La démocratie parlementaire ne doit pas être confondue avec le support juridique grâce auquel elle s’exerce. Dans nos régimes modernes, démocraties politiques qui bénéficient d’une armature juridique de fonctionnement (l’Etat), le pouvoir législatif est un organe de pensée et non d’action : il pense les règles, il écrit les textes, il vote les lois, mais c’est l’exécutif qui fait tourner les rouages de la machine Etat, au quotidien, sans interruption. Le Parlement peut siéger par intermittence, par session ; le gouvernement lui, ne peut être en vacances. Il est ainsi intéressant de voir que le Conseil d’Etat fait référence à un « principe traditionnel de droit public » : il faut en effet toute la force d’une tradition non écrite pour impliquer que la continuité de l’Etat justifie le maintien en fonction (certes de moindre fonction) d’un gouvernement démissionnaire qui n’est pourtant plus constitutionnellement habilité et politiquement légitime à gouverner, même pour prendre dans l’attente des mesurettes de détail. Mais la continuité de l’Etat est à ce prix.
De manière plus pratique, cette notion permet de définir le périmètre des décisions qui peuvent légalement être adoptées par un gouvernement en période intérimaire et, par conséquent, au juge administratif, juge de l’action gouvernementale et administrative, de censurer celles des décisions qui sortiraient de ce périmètre. Cette notion participe donc de l’Etat de droit : elle contribue au respect par les acteurs politiques des règles du jeu de la vie institutionnelle et politique, en interdisant à l’exécutif de faire ce qu’il veut sous prétexte d’une crise politique.
Le Conseil d’Etat a tout récemment eu l’occasion d’appliquer ces deux motifs qui justifient la notion d’affaires courantes : des requérants lui ont demandé d’annuler un décret du 19 juillet 2024, estimant que le Premier ministre démissionnaire était devenu incompétent pour le signer du fait de sa participation la veille – en tant que parlementaire – à l’élection de la présidente de l’Assemblée nationale. Or le Conseil d’Etat juge que si la Constitution prévoit bien que les fonctions de ministre sont incompatibles avec l’exercice d’un mandat de député, cette règle d’incompatibilité est par elle-même sans effet sur l’exercice, par l’intéressé, de ses fonctions ministérielles (CE, 18 oct. 2024, n° 496362, Association de défense écologiste de la démocratie et des libertés). Tout est fait pour assurer la continuité de l’Etat grâce au maintien de l’appareil gouvernemental.
Quels enseignements peut-on tirer de cette situation exceptionnelle ?
L’intérêt de cette catégorie est d’opérer une distinction avec des situations différentes. On l’a dit, la notion d’affaires courantes est consubstantiellement liée à celle de gouvernement démissionnaire. Autrement dit, tant que la démission du gouvernement présidé par le Premier ministre démissionnaire n’a pas été acceptée par le président de la République, ce gouvernement n’est pas démissionnaire et n’expédie donc pas les affaires courantes. Le Conseil d’Etat a déjà expressément jugé qu’il fallait, non seulement que le premier ministre présente la démission de son gouvernement, mais que celle-ci soit acceptée par le président de la République, autrement dit que celui-ci prenne en bonne et due forme un décret par lequel il met officiellement fin aux fonctions du gouvernement (CE, 20 janv. 1988, n° 62900, Commune de Pomerol). Aucune autre cause ne donne naissance à la mue d’un gouvernement de plein exercice en un gouvernement temporaire de moindre exercice. Le Conseil d’Etat a par exemple jugé que l’entre-deux tours de l’élection présidentielle ne faisait pas perdre au gouvernement sa qualité de gouvernement de plein exercice (CE, 11 juin 2004, n°248443, Commune de Saint-Maur-des-Fossés et autres). De la même manière, dans le système constitutionnel de la Ve république, la dissolution de l’Assemblée nationale et l’organisation d’élections législatives sont également sans effet sur le maintien du gouvernement en place.
En revanche, à compter du jour où cette démission est acceptée, et si aucun nouveau gouvernement n’est désigné immédiatement pour lui succéder, le gouvernement en place reste en fonction jusqu’à ce qu’un nouveau gouvernement soit nommé, mais seulement alors pour gérer les affaires courantes. Mais jusqu’à ce que cette cessation de fonction intervienne, le gouvernement en place reste juridiquement un gouvernement de plein exercice (tout autre est la question de savoir si cette position est politiquement confortable et si, de fait, un tel gouvernement maintenu en fonction est en mesure de gouverner comme il le souhaite : on peut penser qu’il s’auto-limitera, pour des questions de légitimité, devenant peut-être de facto une sorte de gestionnaire d’affaires courantes).
S’agissant de la nomination d’un gouvernement de techniciens, d’experts, après la démission du Premier ministre, souvent imaginée par les observateurs de la vie politique, il n’existe pas de précédent. Mais, juridiquement, si d’aventure un tel gouvernement était désigné, il serait certain qu’il ne pourrait être qualifié d’expéditeur d’affaires courantes, puisqu’il ne s’agirait pas d’un gouvernement démissionnaire. Il s’agirait donc bien d’un gouvernement ordinaire, de plein exercice. Mais, politiquement, il serait également sans doute assez proche d’un gestionnaire d’affaires courantes ou urgentes, faute de pouvoir initier des réformes législatives, ce qui brouille notre distinction. Peut-être ferait-il plus, notamment en matière budgétaire.
La pratique politique est décidément une source inépuisable de créativité que les juristes se feront un plaisir de conceptualiser. Après la gestion des affaires courantes, vive une nouvelle catégorie juridique : la gestion des affaires techniques.