Par Thibaud Mulier – Maître de conférences en droit public à l’Université Paris Nanterre (CTAD – UMR 7074)
Le 7 juin dernier, les députés ont adopté en première lecture le projet de loi de programmation militaire pour 2024-2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense (ci-après LPM) à 408 voix « Pour », 87 « Contre » et 53 « Abstention ». Ce relatif consensus ne doit guère étonner : il est souvent vérifié en matière de défense, d’autant plus dans le contexte dans lequel la LPM s’inscrit et au regard de son contenu.

Quel est l’objectif d’une loi de programmation militaire et dans quel contexte celle de 2024-2030 s’inscrit-elle ?

Le législateur français peut recourir à la technique de la programmation budgétaire sectorielle : c’est le cas, avec constance depuis 1960, en matière de défense. Treize LPM se sont ainsi succédées avant cette nouvelle programmation financière de la défense pour les années 2024 à 2030. Ce vecteur législatif est un moyen pour déterminer à moyen terme les perspectives financières de la défense. C’est la raison pour laquelle le projet de LPM 2024-2030 comporte deux titres : l’un relatif aux objectifs de la politique de défense et à la programmation financière, l’autre à des dispositions normatives intéressant la défense. Ce projet est accompagné d’un « rapport annexé » qui a vocation à préciser les orientations prises. On y retrouve pêle-mêle des développements relatifs à la ventilation des crédits pour « l’armée du futur », à la modernisation capacitaire des forces armées, à la dissuasion nucléaire, ou encore au contrôle parlementaire. En somme, avec ce projet de LPM, le législateur cherche donc à adopter un outil d’« aide à la décision » pour orienter l’action du législateur financier.

Cette LPM 2024-2030 s’inscrit dans un contexte nouveau par rapport à la précédente (2019-2025) : la guerre d’agression russe en Ukraine. Elle est la traduction juridique de la Revue nationale stratégique 2022 présentée à l’automne qui propose un aggiornamento des objectifs de la politique de défense française. La guerre de haute intensité revenant sur le territoire européen, les armées françaises doivent donc s’adapter, notamment sur les plans budgétaire et capacitaire au travers de la nouvelle LPM.

Que contient la loi de programmation militaire 2024-2030 actuellement débattue au Parlement ?

Concernant la programmation financière, les dispositions du Titre I ont une normativité faible, comme c’est le cas pour chaque LPM. En effet, seule une loi de finances peut concrétiser, chaque année, la programmation des crédits envisagée.

À cet égard, le montant des besoins programmés est fixé à 413,3 Md€ (contre 295 Md€ pour la précédente LPM 2019-2025). Certes, ce montant s’explique par la réaction causée par l’agression russe, mais il vise aussi à satisfaire l’objectif de l’Alliance atlantique (OTAN) de faire converger les budgets nationaux de ses membres vers un objectif d’au moins 2% du PIB consacré à la défense. Cet objectif était fixé à 2025 dans la précédente LPM, mais, désormais, après un amendement adopté en commission, il doit l’être « entre 2025 et 2027 ». Avec une telle hausse, le modèle d’armée au format humain et professionnalisé est pourtant conforté, même si des adaptations conjoncturelles sont à noter : par exemple, la provision annuelle pour couvrir les OPEX et MISSINT est en baisse de 1,2 Md€ à 750 M€.

« L’effort national de défense » reste substantiel, mais il doit être relativisé. D’abord, l’augmentation des crédits de la mission « Défense » est de +3Md€ pour les années 2024 à 2027, puis de +4,3Md€ pour les années 2028 à 2030. Autrement dit, l’effort doit être assumé par une nouvelle majorité après les élections présidentielle et législative de 2027. Ensuite, le montant global est en valeur nominale, c’est-à-dire qu’il ne prend pas en compte l’inflation. Or l’économiste Julien Malizard rappelle qu’en cas d’inflation élevée sur toute la durée d’exécution de la LPM, la hausse des crédits de défense serait plutôt un maintien du niveau actuel des crédits. D’autant plus que la dissuasion nucléaire et les programmes de développement préemptent une bonne partie des crédits haussiers. Enfin, la précédente LPM 2019-2025 prévoyait déjà une augmentation des crédits de la mission « Défense » pour 2024 et 2025 : la hausse du début de la future LPM était donc déjà programmée.

Concernant les dispositions relatives aux évolutions normatives intéressant la défense, un certain nombre présente un intérêt. Ainsi, le chapitre 2 vise à renforcer les dispositifs de lutte informationnelle qui rappellent la stratégie déclinée par le chef d’état-major des armées à propos de « gagner la guerre avant la guerre ». Dans le chapitre 3, le régime juridique des réquisitions militaires et celles pour les besoins généraux de la Nation est révisé, en raison de leur quasi-inapplicabilité. De plus, la constitution de stocks stratégiques et le problème de leur maintien s’est posé. Si bien que, sans doute pour garantir la nécessaire libre disposition de la force armée, le projet de LPM adapte la réglementation en vue d’assurer la continuité de l’exécution de la mission des forces armées françaises.

Les débats au Parlement sont-ils exposés à une cristallisation politique ?

À peine délibéré en Conseil des ministres, le projet de LPM 2024-2030 a fait l’objet d’une manœuvre audacieuse de la part des députés LR. Selon eux, l’étude d’impact du projet de loi était « faible », en particulier une enveloppe de 13 Md€ dont la source de financement n’est pas claire. Un désaccord est alors apparu entre la Conférence des présidents et le Gouvernement pour l’inscrire à l’ordre du jour. Pour la deuxième fois de son histoire, l’article 39, alinéa 4, de la Constitution, a été mobilisé pour que le Conseil constitutionnel tranche sous 8 jours. Sans surprise, ce dernier a considéré conforme l’étude d’impact au regard des conditions fixées par la loi organique du 15 avril 2009.

Depuis, les débats en commission et en séance ont été plus apaisés. Nul miracle ici, mais bien le révélateur d’une constante de la Ve République que l’on retrouve jusque dans la répartition des votes. Si les groupes LFI et GDR ont voté « Contre », les abstentionnistes se trouvent dans le reste de membres de l’inter-groupe NUPES (PS et Verts), tandis que les votes « Pour » ont concerné l’ensemble des groupes restants, à de rares exceptions près. C’est le signe que ce projet de LPM n’est guère en rupture : elle se fonde toujours sur un « socle », celui de la dissuasion nucléaire. L’ensemble du modèle des armées françaises se construit autour, en tant que garantie de la protection des intérêts vitaux de la Nation à travers ses composantes aériennes et océaniques. Les forces conventionnelles sont pour leur part chargées de traiter de ce que la dissuasion ne peut régler en elle-même. Or cette philosophie est globalement partagée par l’essentiel des partis politiques représentés.

Si certains groupes, comme la LFI, proposent un « contre-modèle », la littérature met en évidence le coût substantiel auxquels feraient face les partis d’opposition à proposer des projets alternatifs à celui gouvernemental en la matière. C’est le cas pour le recours à la force armée, mais, au-delà, en ce qui concerne le domaine des relations extérieures. Dès lors, le projet de LPM a été peu amendé sur le fond, même si le ministre des Armées Sébastien Lecornu a été attentif à ce que chaque député puisse s’exprimer et parfois amender – pour l’essentiel des dispositions non normatives. Néanmoins, les critiques ne manquent pas : nulle évolution relative à l’encadrement des exportations de systèmes d’armes, une approche présidentialiste persistante, en particulier à propos des réquisitions pour les besoins généraux de la Nation, ou encore, des modalités de contrôle parlementaire limitées où les assemblées restent très dépendantes des rapports produits par le Gouvernement. À cet égard, les amendements adoptés par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat montrent que le travail sénatorial devrait conduire à quelques inflexions, sans pour autant bouleverser l’économie générale du projet de LPM.

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