Qui pour gouverner ? L’ardente obligation d’un apprentissage de la raison
La France n'est pas en situation de blocage constitutionnel. Le droit constitutionnel fournit tous les moyens de parer aux difficultés politiques du moment. Mais les acteurs politiques sont placés devant leurs responsabilités d'une manière jusqu'ici inédite en raison de la division multipolaire du champ politique et parlementaire. Ils sont condamnés à inventer une méthode de gouvernement nouvelle dictée par la raison.
Par Armel Le Divellec, Professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas
La France est-elle en situation de blocage constitutionnel à la suite des élections législatives des 30 juin et 7 juillet 2024 ?
Non. La situation politique est certes complexe, mais il est exagéré et même faux de prétendre que nous nous trouvons dans une situation de blocage ou d’impasse au plan constitutionnel. Certes, la « clarté » que le président de la République appelait de ses vœux au soir du 9 juin dernier pour justifier sa décision de dissoudre l’Assemblée nationale est loin d’apparaître au terme du scrutin du 7 juillet. On peut même dire que la situation est plus complexe encore qu’à l’issue des élections de 2022. Mais c’est au plan politique que la situation est délicate, pas au plan strictement constitutionnel. Il faut simplement se donner le temps d’opérer la clarification nécessaire. On se plaît, en France, à mélanger les registres et l’on emploie trop souvent les grands mots pour annoncer la mort de la Cinquième République. Or, ce n’est pas parce que celle-ci a fonctionné pendant plus de soixante ans selon une formule relativement simple et cohérente, autour de l’axe d’un présidentialisme majoritaire, qu’elle se réduit à lui. Il faut distinguer le cadre constitutionnel (juridique) et l’écume des jours (le politique au sens étroit). Le droit de la constitution, c’est-à-dire les règles juridiques combinées résultant du texte de la Constitution de 1958, offre les ressources variées aux acteurs pour établir un nouveau gouvernement dans les conditions présentes. Mais il n’est qu’un cadre pour l’action ; il ne détermine pas précisément une seule formule politique. Les trois cohabitations que nous avons connues par le passé l’attestent d’ailleurs.
Quelles sont les contraintes juridiques pour dénouer la situation politique ?
Dans la mesure où aucun parti ou aucune alliance préélectorale de partis n’a obtenu, loin s’en faut, au soir du 7 juillet de majorité absolue à l’Assemblée nationale (et sont tous très minoritaires dans le corps électoral), la solution habituelle (depuis 1962) d’un gouvernement majoritaire ou quasi-majoritaire n’existe pas. Il faut donc imaginer et construire quelque chose d’autre. En l’occurrence, travailler avec ses adversaires ou rivaux électoraux.
En premier lieu, le gouvernement actuel peut et doit momentanément rester en place. Aucune règle juridique ne l’oblige à démissionner. Si M. Attal a présenté la démission de son gouvernement dans la matinée du 8 juillet, il s’est conformé à une pratique au fondement d’ailleurs incertain et il est, dans le contexte actuel, raisonnable que le président de la République lui ait demandé de rester temporairement à son poste. Formellement, il me semble qu’il demeure un gouvernement de plein exercice, et non pas seulement chargé des affaires courantes (ce qui serait le cas s’il était juridiquement obligé de démissionner à la suite de l’adoption d’une motion de censure), mais il est évident qu’il ne s’agit que d’une situation temporaire et que le cabinet Attal ne peut avoir qu’une activité réduite.
L’Assemblée nationale doit se réunir le 18 juillet (art. 12, al. 3, 1ere phrase, de la Constitution) pour se constituer (officialisation de la composition des groupes politiques, élection de son président, constitution des commissions permanentes, etc.). Un début de clarification politique pourrait commencer à se dessiner. Mais la proximité de l’ouverture des jeux olympiques, le 26 juillet, rend peu vraisemblable la formation immédiate d’un nouveau gouvernement et pour cause : aucun ne s’impose d’emblée puisque aucune formation n’approche la majorité en termes de sièges. Quoi qu’il en soit, cette session de plein droit est ouverte pour une durée de quinze jours (art. 12, al. 3, 2e phrase, de la Constitution), ce qui est un maximum. L’Assemblée s’ajournera vraisemblablement même avant. A supposer que, par dépit de voir le gouvernement Attal rester en place, certains groupes parlementaires déposent une motion de censure contre lui, il est très improbable qu’elle puisse à ce moment recueillir la majorité constitutionnellement requise (289 voix). Ce serait de la gesticulation inutile. Plutôt que de s’abandonner à des opérations négatives, les formations politiques seraient bien avisées d’agir positivement en se concertant pour trouver une formule en vue de faire advenir un gouvernement qui tienne compte des élections du 7 juillet.
La première session ordinaire du Parlement débutera le premier jour ouvrable d’octobre (art. 28, al. 1er C), cette année, donc, le mardi 1er octobre, à moins qu’une majorité de députés ne cherche à imposer une session extraordinaire avant cette date, sur un ordre du jour déterminé (art. 29, al. 1er C) ; mais celle-ci ne pourrait excéder douze jours (art. 29, al. 2). On notera toutefois que cette convocation doit faire l’objet d’un décret présidentiel contresigné (art. 30 C) et que le général de Gaulle avait interprété jadis (en 1960) cette compétence comme lui conférant un droit de refuser la convocation.
La principale contrainte juridique véritable est la nécessité d’avoir un gouvernement déposant le projet de loi de finances pour 2025, soit au plus tard le premier mardi du mois d’octobre (art. 39 de la Loi organique relative aux lois de finances de 2001). On peut espérer qu’un accord sur la formation d’un nouveau gouvernement sera à ce moment trouvé.
Quelles formules politiques sont plausibles / possibles ?
La Constitution de 1958 est particulièrement souple en ce qui concerne la formation d’un nouveau gouvernement. La compétence présidentielle de nomination du Premier ministre (art. 8, al. 1er, 1ere phrase) ne saurait être comprise de manière isolée ; elle doit se lire en combinaison avec les articles 49 et 50, relatifs à la responsabilité politique du gouvernement, qui établissent la dimension parlementaire du régime. Mais cette dernière est limitée en cela que le premier alinéa de cet article 49 a été interprété, on le sait, comme n’imposant pas juridiquement à un nouveau gouvernement de demander un vote de confiance pour entrer en fonction. Ce qui facilite la constitution de gouvernements « minoritaires », c’est-à-dire qui ne sont pas soutenus d’emblée et ouvertement par une majorité absolue de députés. Il s’agit d’un système de parlementarisme négatif : le gouvernement est présumé bénéficier de la confiance de l’Assemblée s’il ne la demande pas expressément par un vote. La seule limite juridique forte que pose le droit de la constitution est négative : un gouvernement ne peut se maintenir si l’Assemblée nationale adopte une motion de censure, c’est-à-dire si au moins 289 députés (sur 577) votent cette motion.
Dès lors, et dans les conditions actuelles d’une Assemblée morcelée en trois (sinon quatre) blocs actuellement très antagonistes (eux-mêmes disparates : on peut s’attendre à la formation d’au moins neuf groupes parlementaires distincts le 18 juillet), force est de reconnaître qu’un accord politique doit, à terme, être trouvé entre des groupes initialement adversaires, situation jusqu’ici, on le sait, inédite sous la Cinquième République. Le RN étant pour l’heure évidemment hors-jeu politiquement, il s’agit en l’occurrence d’une partie au moins des groupes alliés sous le label du Nouveau Front populaire, des groupes de l’alliance macroniste « Ensemble » (Renaissance, Modem et Horizons) et des formations de droite dite républicaine (LR, UDI ou divers droite).
L’idée pourtant élémentaire de la nécessité d’une coalition suffisamment large (atteignant ou approchant 289 voix) fondée sur un accord politique explicite semble pour l’heure repoussée par les formations de gauche comme de droite modérée, alors même qu’une telle formule est monnaie courante, pour ne pas dire systématique dans la quasi-totalité des démocraties parlementaires occidentales (on cite souvent l’Allemagne, mais il y a bien d’autres pays dans ce cas : tous les pays nordiques, le Benelux, l’Autriche, l’Irlande,…). Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne s’imposera pas finalement, fût-ce au prix d’un accouchement douloureux que nos représentants doivent réaliser collectivement.
Une formule qui semble avoir pour le moment les préférences de la classe politique semble en revanche hasardeuse : celle de majorités à géométrie variable, « texte par texte », pour éviter une coalition en bonne et due forme. Mais elle occulte un point fondamental : la nécessité, au préalable, de former un gouvernement. Et la condition pratique pour qu’il advienne suppose que sa surface politique ne soit pas à ce point réduite que l’adoption d’une motion de censure immédiate par les autres formations ne soit certaine.
Si les partis parlementaires devaient renoncer à faire l’effort de négocier un accord entre eux pour former un gouvernement un tant soit peu viable, ils abandonneraient l’initiative entre les mains du président de la République, attitude paradoxale, en contradiction avec l’objectif affiché par nombre d’entre eux de neutraliser celui-ci. Le chef de l’Etat pourrait alors être tenté sinon même contraint de nommer un gouvernement de personnalités extérieures aux partis parlementaires, qui serait très précaire et en tout état de cause hors d’état de mener des politiques publiques d’envergure. Une telle piste aurait des effets sans doute désastreux sur l’opinion et ne ferait que repousser la résolution de l’équation posée depuis un moment, celle de la division tripartite du champ politique. Sans oublier que, pendant un an au moins, le pays devra vivre avec l’Assemblée élue le 7 juillet et ce, quel que soit d’ailleurs le président de la République en fonction puisque toute nouvelle dissolution est interdite (art. 12, al. 4).
Beaucoup d’indices montrent que les Français ne souhaitent plus être gouvernés selon les méthodes anciennes, par un seul parti momentanément et artificiellement majoritaire, contre tous les autres. La légitimité d’action durable d’un gouvernement requiert le dialogue et le compromis. Après le temps des passions doit venir le temps de la raison démocratique.