L’élévation d’Alfred Dreyfus au grade de général de brigade : une loi de réparation ?
Le capitaine Dreyfus pourrait, si le Sénat adopte le texte voté à l’Assemblée nationale le 2 juin dernier, être promu, à titre posthume, au grade de général de brigade. Cette loi est l’aboutissement d’un long processus engagé par la famille Dreyfus dès 1906 et réactivé depuis un discours du président Jacques Chirac à l’École militaire le 12 juillet 2006. L’affaire Dreyfus hante les Républiques et pose la question de leur relation à la vérité et à l’injustice.
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Par Mathieu Soula, Professeur de droit à l’Université Paris-Nanterre.
Pourquoi, quatre-vingt-dix ans après sa mort, Alfred Dreyfus, est-il promu général de brigade ?
Dans un contexte d’exacerbation de l’antisémitisme, le capitaine Alfred Dreyfus a été condamné sur de fausses preuves pour haute trahison par un tribunal militaire, le 22 décembre 1894, à la destitution de son grade, à la dégradation militaire et à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée. Lors d’une séance particulièrement humiliante, il est dégradé dans la cour de l’École militaire, le 5 janvier 1895. Déporté à l’île du Diable, en Guyane, il y vit dans des conditions éprouvantes jusqu’en 1899. Alfred Dreyfus a toujours clamé son innocence, même lors de la séance publique de sa dégradation. Il faut l’opiniâtreté de son frère, Mathieu Dreyfus, l’engagement du lieutenant-colonel Picquart dans la recherche des vrais coupables et la courageuse prise de position médiatique d’Émile Zola pour que l’affaire devienne un scandale d’État. La reconnaissance de son innocence est longue et incertaine : condamné par un second tribunal militaire, le 9 mars 1899, gracié le 19 septembre 1899, Dreyfus est finalement réhabilité par la Cour de cassation, le 12 juillet 1906. Le lendemain, une loi élève Dreyfus au grade de chef d’escadron, grade immédiatement supérieur à celui de capitaine. Il est donc réintégré dans l’armée sans que ses années d’emprisonnement soient prises en compte pour évaluer le grade auquel il aurait pu prétendre en 1906 s’il avait eu une carrière normale. Or, polytechnicien, Dreyfus avait été un brillant élève officier et a toujours été un patriote fervent. Démotivé par ce reclassement humiliant, il demande son départ à la retraite en 1907. C’est cette injustice que le projet de loi adopté à l’Assemblée nationale veut réparer.
Est-ce une loi purement symbolique ?
Il est vrai que les effets matériels de cette loi semblent limités. La loi ne précise pas à partir de quand Alfred Dreyfus serait élevé au grade de général de brigade : 1906 (date de son reclassement), 1935 (date de son décès) ou 2025. « À titre posthume » est une formule équivoque qui semble néanmoins écarter 1906. La portée de la loi reste prioritairement symbolique : il n’y aura aucune conséquence matérielle pour ses ayants-droits. Le texte ne comporte pas d’alinéa complémentaire qui viendrait matérialiser cette élévation ou en tirer les conséquences. Ses détracteurs pourraient lui faire reproche, comme en leur temps aux lois dites « mémorielles », de n’être pas vraiment une norme, dès lors qu’elle ne comporte ni interdiction, autorisation ou sanction. Pourtant, si le processus législatif arrive à son terme, il faudra appeler Alfred Dreyfus non plus capitaine mais général de brigade, ce qui n’est pas seulement symbolique. Du reste, et le déploiement des actes étatiques de reconnaissance des crimes et torts passés le montre, la production du symbolique est bel et bien du domaine de la loi, pour peu que l’on parvienne à lui donner formellement un vague effet normatif. En revenant sur le passé, les lois modifient nécessairement la perception que nous pouvons en avoir et diffusent un nouveau sens commun devenu légitime.
S’agit-il de réécrire ou de réparer le passé ?
La question est de savoir pourquoi avoir recours à une loi pour un cas individuel. Il y a un précédent : la loi n° 68-1180 du 27 décembre 1968 replace le général d’armée Catroux dans la première section du cadre des officiers généraux de l’armée de terre. La pratique n’est donc pas nouvelle, à la différence que cette promotion a été faite du vivant du général Catroux qui a pu bénéficier, comme ses ayants-droits, des avantages matériels liés à ce reclassement. Dans le cas d’Alfred Dreyfus, la finalité de la loi est autre : il s’agit de réparer par la loi une injustice commise par une loi précédente. C’est une loi de réparation qui entre dans la catégorie de ce que nous pouvons appeler les actes de reconnaissance. En reconnaissant indirectement que le législateur républicain de 1906 a commis une injustice, le législateur de 2025 crée deux fictions juridiques. D’abord, il rétablit la carrière militaire d’un individu absent du temps qui est le sien, comme s’il pouvait réécrire une biographie pour la redresser. Ensuite, il organise une relation officielle avec un passé qu’il estime toujours présent et agissant. Il rend ce passé actuel et il construit, par ce moyen, une mémoire collective. Il n’est donc pas tant question de réécrire l’histoire que de réparer un passé que l’on choisit, pour des raisons conjoncturelles, de rendre présent. C’est une manière de ne pas oublier l’affaire Dreyfus et d’assumer le lien transhistorique qui lierait notre présent à ce passé troublé.