Par Jean-Jacques Urvoas – Ancien garde des Sceaux – Professeur de droit public à l’Université de Brest
Les élections sénatoriales, qui se dérouleront le 24 septembre prochain, sont en général peu médiatisées. L’occasion pour Jean-Jacques Urvoas de revenir sur le rôle et le fonctionnement du Sénat en 2023.

Le bicamérisme de nos institutions remonte à la Constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795) avec l’apparition d’une 2nd chambre alors baptisée « Conseil des Anciens ». Et depuis, il n’y eut que trois courtes périodes durant lesquelles le Parlement ne fut composé que d’une seule chambre (1848-1851, 1870-1875, 1940-1946). Pourtant malgré cette antériorité, la composition du Sénat est régulièrement critiquée et son utilité périodiquement contestée. Aujourd’hui les commentaires sont moins sévères. Peut-être parce qu’il occupe une fonction particulière dans la Ve République de 2023.

Quel rôle le Sénat occupe-t-il dans le fonctionnement actuel du régime ?

Curieusement, celui que Michel Debré avait imaginé pour lui aux balbutiements de la Ve République. Dans le discours de présentation de la Constitution qu’il tint devant le Conseil d’Etat, le 27 août 1958, il avait ainsi reconnu que « la division en deux chambres [du Parlement] permettra au gouvernement de trouver, par la deuxième assemblée, un secours ultime contre la première ». L’objectif est donc limpide : ce qui était espéré était donc la stabilisation du régime plus que le renforcement du Parlement.

Sauf que les électeurs décidèrent dès 1962 de confier aux gouvernements des majorités solides à l’Assemblée nationale, leur garantissant de ce fait l’exercice sans risque de leurs prérogatives. Partant, l’instabilité s’éloignait et l’utilité du Sénat avec… Et l’on vit alors le Palais du Luxembourg se construire une autre fonction : se poser en garant de l’équilibre des institutions. Ses relations avec les différents titulaires de la fonction présidentielle furent en conséquence plus ou moins tumultueuses.

L’adoption du quinquennat en 2000, face au triangle « Elysée-Matignon-Palais Bourbon » dont la composition dépend de l’élection présidentielle, l’a installé comme unique contre-pouvoir au bloc gouvernant composé du gouvernement et de l’Assemblée nationale. Grâce à cette différence, il s’est posé comme le défenseur exigeant des prérogatives parlementaires, et donc comme le principal obstacle à la logique présidentialiste du régime… Surtout si le Président n’est pas issu de la droite.

La configuration politique de l’Assemblée élue l’an passé lui a ouvert un nouvel espace qui le rend indispensable. Insensiblement une évidence s’est installée : les textes préparés par le gouvernement d’Elisabeth Borne ne s’écrivent plus au Palais Bourbon, mais uniquement dans le dialogue avec la majorité sénatoriale pilotée avec habileté par Gérard Larcher et Bruno Retailleau. Ainsi curieusement, alors que selon la Constitution, le Sénat ne peut jamais imposer son choix à un gouvernement, l’exécutif est maintenant conduit à espérer son salut de son bon vouloir. Michel Debré doit être rassuré, son intuition d’il y a 65 ans, n’était pas dépourvue de justesse.

De quels moyens constitutionnels dispose le Sénat pour peser sur l’écriture de la loi ?

Stricto sensu, le Sénat apparait défavorisé. Le bicamérisme de la Ve République est en effet inégalitaire puisqu’en cas de désaccord entre les deux chambres, l’article 45 de la Constitution précise que le gouvernement peut « demander à l’Assemblée nationale de statuer définitivement ». Dès lors, pour le Sénat le dilemme est cornélien : s’il s’oppose trop, il ne pèse pas sur le contenu des textes, s’il approuve sans réserve la politique gouvernementale, son apport n’est pas reconnu. Aussi pour contourner une telle faiblesse, le Sénat a continuellement cherché à s’inventer un rôle singulier.

C’est ainsi qu’il s’est très tôt investi dans l’autre champ principal de l’action parlementaire : le contrôle de l’exécutif. Et comme il est privé de la possibilité de censurer le gouvernement, il a imaginé d’autres moyens pour agir comme les commissions d’enquête. C’est au Sénat que la première vit le jour en 1971. Et depuis, mis à part celle sur l’affaire d’Outreau en 2006 menée par des députés, les commissions d’enquête qui ont marqué l’histoire parlementaire sont issues du Sénat : de celle sur les prisons en 2000 (« Une humiliation pour la République ») à la récente sur « l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques » en passant par celle sur « l’affaire Benalla » en 2019.

Cette détermination trouve une part d’explication dans le fait que comme le Sénat ne peut pas être dissous, il se sent très indépendant du gouvernement.

De même, dès 1972, le Sénat a estimé que son activité législative devait embrasser en temps réel le contrôle de l’application des lois votées. Aussi s’est-il doté d’un dispositif dédié qui repose sur ses sept commissions permanentes. Chacune d’entre elles dressent annuellement un bilan pour vérifier si les textes d’application sont pris et si des mesures s’appliquent. C’est un véritable travail de bénédictin dont le résultat est disponible sur le site du Sénat et qui est formidablement utile pour tous ceux qui s’intéressent à la réalité du droit.

Le Sénat est donc un contrôleur méticuleux. Il est aussi un législateur scrupuleux. Il a ainsi innové en expérimentant dans un premier temps puis en adoptant dans un second, une « procédure d’examen en commission » (PEC) devenue ensuite « procédure de législation en commission » (PLEC).  Cela permet d’accélérer les débats en séance publique, tout en permettant une étude approfondie en commission qui associe tous les sénateurs qui le souhaitent.

Parallèlement il œuvre en faveur de la simplification et de l’amélioration de la lisibilité de la loi. A ce titre, en janvier 2018, il s’est doté d’une mission explicitement nommée « Bureau d’Abrogation des Lois Anciennes Inutiles (BALAI) » dont la vocation était d’identifier des « fossiles législatifs » et de les supprimer. L’aboutissement fut l’adoption d’une loi abrogeant 44 textes adoptés entre 1819 et 1940 et tombés en désuétude mais figurant pourtant toujours dans notre droit positif. L’effort a été reconduit en 2022 en effaçant 163 lois promulguées entre 1941 et 1980.

Enfin, il sait jouer du « pouvoir d’empêcher » que lui attribue l’article 89 de la Constitution. Le Sénat tout comme l’Assemblée dispose d’un pouvoir de veto en matière de révision constitutionnelle. Aucune des deux chambres ne peut passer en force. Seul un accord entre elles peut en conséquence autoriser une modification de notre Loi fondamentale. La longue liste des révisions intervenues depuis 1958 démontre que l’exercice s’il n’est pas aisé, est régulièrement réussi. Il faut d’ailleurs se féliciter que la manœuvre ne soit pas commode. La Constitution de la Ve République est cependant la plus révisée de toute notre errance institutionnelle. Elle a ainsi fait la preuve qu’elle était capable d’épouser son temps tout en maintenant sa substance.

Le Président du Sénat est-il un sénateur comme les autres ?

La Constitution fait de lui le second personnage de la République et le troisième de l’Etat. C’est l’article 7 qui lui reconnait la première qualité puisqu’il lui confère la responsabilité d’assurer l’intérim de la présidence de la République en cas de décès, de démission ou d’empêchement du chef de l’Etat. La seconde découle de l’ordre de préséance le plaçant dans les cérémonies publiques après le président de la République, le Premier ministre mais avant le président de l’Assemblée nationale et les anciens chefs de l’Etat.

Il détient un pouvoir conséquent de nomination puisqu’il lui appartient notamment de désigner trois membres du Conseil constitutionnel, deux personnalités extérieures du Conseil supérieur de la magistrature, et de multiples membres d’autorités administratives indépendantes.

Il doit aussi être nécessairement consulté par le chef de l’Etat quand ce dernier envisage de dissoudre l’Assemblée ou d’utiliser l’article 16. Il peut encore saisir le Conseil constitutionnel, prérogative que l’actuel président du Sénat, comme ses prédécesseurs, utilise de manière parcimonieuse.

Enfin, sa principale responsabilité consiste à représenter son institution et à en diriger l’organisation. Rares sont d’ailleurs les articles du Règlement qui ne comportent pas de référence à sa fonction.

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