Interdiction des manifestations d’ultra-droite : la liberté de manifestation appartient à tous les citoyens sous réserve de respect de la loi pénale et des valeurs de la République
Par Serge Slama – Professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes – CRJ – Co-directeur du Master droit des libertés
Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a annoncé devant l’Assemblée nationale mardi 9 mai avoir demandé aux préfets d’interdire à l’avenir toutes les manifestations de l’ultradroite, en réaction à la polémique suscitée par le défilé d’un groupe d’extrême-droite samedi 6 mai à Paris. Une déclaration qui suscite des interrogations d’un point de vue juridique. Pour Serge Slama, « dans un Etat de droit, le ministre ne peut pas, même à l’égard de l’extrême droite, annoncer que l’interdiction deviendra la règle. ».
Le ministre de l’Intérieur peut-il demander aux préfets d’interdire systématiquement les manifestations de l’extrême droite comme il l’a annoncé devant l’Assemblée nationale le 9 mai ?
Il faut le rappeler sans cesse, en reprenant la célèbre formule du commissaire du gouvernement Corneille sur l’arrêt Baldy (CE, 10 août 1917), « toute controverse de droit public doit, pour se calquer sur les principes généraux, partir de ce point de vue que la liberté est la règle et la restriction de police l’exception ». Dans un Etat de droit, le ministre ne peut donc, même à l’égard de l’extrême-droite, inverser ce paradigme libéral est annoncer que l’interdiction deviendra la règle (v., en ce sens l’entretien d’Olivier Cahn au Monde ou notre entretien à Médiapart du 14 mai). La loi exclut tout systématisme en la matière. En effet, l’article 211-4 du Code de la sécurité intérieure confie à la seule « autorité investie des pouvoirs de police », c’est-à-dire le maire ou, dans certaines villes, le préfet, la compétence d’interdire par voie d’arrêté toute « manifestation projetée » si elle estime que celle-ci est « de nature à troubler l’ordre public ». Il appartient donc à ces seules autorités de police administrative générale d’estimer, au cas par cas, si elles disposent des éléments tangibles suffisants pour interdire une manifestation. En règle générale, les préfets se réfèrent au déroulement de précédentes manifestations qui auraient dégénéré ou des informations des services de renseignement alertant sur des risques de débordements ou sur l’existence de messages vindicatifs collectés sur les réseaux sociaux.
Les groupes d’ultra-droite pourront-ils contester ces arrêtés d’interdiction ?
S’ils sont, comme il se doit, notifiés aux organisateurs et/ou publiés au Recueil des actes administratifs en temps utile (v. notre billet du 7 avril), ces arrêtés pourront bien évidemment être contestés devant le tribunal administratif en référé-liberté et le juge des référés appliquera l’arrêt Benjamin de 1933 et exercera un « triple test » (nécessité de la mesure, adaptation aux circonstances et proportionnalité), en prenant en considération la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH, 24 juillet 2012, Faber c/ Hongrie, n°40721/08).
D’ailleurs, le préfet de Police de Paris a justifié, dans un communiqué de presse du 8 mai, ne pas avoir décidé de l’interdiction de la manifestation du « collectif du 9 mai », eu égard notamment à une ordonnance du 7 janvier 2023 du juge des référés parisien ayant suspendu l’interdiction d’une précédente manifestation de l’ultra-droite.
Le ministre de l’Intérieur ne peut pas davantage annoncer qu’il « laissera les tribunaux juger pour savoir si la jurisprudence permettra de les tenir ». Le privilège du préalable constitue en effet, selon l’arrêt Huglo de 1982, une « règle fondamentale du droit public ». Un ministre ne peut donc pas se défausser sur la justice administrative pour déterminer si les arrêtés qu’il prescrit d’édicter sont, ou non, légaux. Au contraire, le principe de légalité impose aux préfets d’édicter des arrêtés légaux. En outre, l’ordonnance ADELICO du 4 avril 2022 impose au préfet de publier ses arrêtés d’interdiction suffisamment en amont pour qu’ils puissent être utilement contestés en référé-liberté (« Maintien de l’ordre : comment associations et syndicats répondent à un « emballement » et un « engrenage inquiétant » de l’Etat », France télévision, 14 mai 2023).
Pour autant il n’est pas possible d’interdire ces manifestations de l’ultra-droite ?
Au regard des jurisprudences du Conseil d’Etat Dieudonné M’bala M’bala du 9 janvier 2014 et AGRIF du 9 novembre 2015, il apparaît possible aux maires ou aux préfets d’interdire, au cas par cas, ces manifestations compte tenu du fait qu’il est prévisible que lors des rassemblements de l’ultradroite radicale des infractions soient commises ou qu’il soit porté atteinte, par des symboles ou des propos haineux, à la dignité de la personne humaine, à la cohésion nationale ou aux valeurs et principes de la République.
Comme nous l’avions envisagé dans la presse dès le 9 mai, suivant la même mécanique que lors de l’annonce, fin 2013, par Manuel Valls de l’interdiction du spectacle « Le Mur » de Dieudonné, mise en musique juridique par une circulaire du 6 janvier 2014, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a, dès le 10 mai, adressé une circulaire aux préfets leur demandant – non pas d’interdire systématiquement les manifestations d’ultra-droite – mais d’accorder « une attention particulière aux déclarations de manifestations portées par des individus issus de groupes dissous, appelant à la haine ou se revendiquant de l’action violente […] afin que les images vues à Paris ne se reproduisent en aucun cas ».
En s’appuyant sur la jurisprudence Dieudonné, il indique donc en annexe un certain nombre de motifs permettant d’interdire de telles manifestations, reposant soit, sur des risques de troubles « matériels » à l’ordre public (risques d’affrontements ou de contre-manifestation par exemples) mais également des risques plus immatériels comme des « slogans ou propos de nature à mettre en cause la cohésion nationale ou les principes consacrés par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen [de 1789] » ; c’est-à-dire tout propos incitant à la haine, le négationnisme mais aussi, selon la circulaire, « l’apologie de la collaboration » ou encore l’ « amalgame entre immigration et islamisme ».
Suivant la logique de la jurisprudence AGRIF, le ministre met aussi en avant le « risque que soient commises des infractions pénales », notamment les appels à la violence contre des groupes de personnes, les défilés et manifestations de personnes masquées (« Les manifestants d’ultradroite avaient-ils le droit de défiler masqués ? », Le Monde/ Les décodeurs, 11 mai 2023), la reconstitution de groupes dissous, la négation des crimes contre l’humanité. Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat avait validé la légalité de la circulaire « Valls » de 2014 et reconnu qu’il appartient à l’autorité investie du pouvoir de police administrative de prendre les mesures « nécessaires, adaptées et proportionnées » notamment pour prévenir « la commission des infractions pénales susceptibles de constituer un trouble à l’ordre public » en tenant compte du caractère « suffisamment certain et de l’imminence de la commission de ces infractions ainsi que de la nature et de la gravité des troubles à l’ordre public qui pourraient en résulter ».
Dès le 12 mai, le préfet de Police a interdit 4 manifestations prévues les 13 et 14 mai à Paris (Arrêté n° 2023-00511 ; Arrêté n°2023-00512 ; Arrêté n° 2023-00513 ; Arrêté n° 2023-00517 ) et deux colloques (Arrêté n° 2023-00518 Action française ; Arrêté n°2023-00520 PNF). L’Action française, qui n’avait pas connu depuis longtemps pareille notoriété médiatique, a immédiatement annoncé sur twitter avoir saisi le juge administratif d’un référé-liberté. Les deux arrêtés concernant le mouvement monarchique créé par Mauras ont été suspendus par le juge des référés parisien et le colloque comme la manifestation ont pu se tenir. Deux autres requêtes ont abouti à un non-lieu à statuer et une seule requête, concernant le Parti nationaliste français, groupement dissous, a été rejetée. L’annonce à la hussarde du ministre de l’Intérieur a donc été contre-productive en donnant un coup de projecteur à ces groupuscules et en leur donnant des victoires symboliques contre la République.
Certains groupements de fait ou associations pourraient également être dissous sur le fondement de l’article L.212-1 du Code de la sécurité intérieure – ce qui paraît bien davantage fondé et nécessaire que la très hypothétique dissolution du Soulèvement de la Terre.
À l’heure où le maire de Saint-Brévin, Yannick Morez, annonce sa démission suite à un incendie criminel ayant visé son domicile en dénonçant le manque de soutien de l’Etat et les agissements de l’extrême-droite opposée au déménagement d’un centre d’accueil de demandeurs d’asile dans sa commune et alors même que les manifestations d’extrême-droite contre ce projet n’ont pas été interdites, il est plus que jamais nécessaire de ne jamais baisser la garde face aux loups lorsqu’ils entrent dans Paris ou ailleurs.
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