Ingérences étrangères : quelle protection législative efficace ?
Influence, ingérence, fake news, manipulation de l’information, espionnage, lobbying, soft power, etc… Autant de termes pour désigner une réalité qui, désormais, s’impose au législateur. La preuve, la proposition de loi Houlié, en cours d’adoption, visant à prévenir les ingérences étrangères en France.
Par Daniel Mainguy, Professeur à l’Ecole de Droit de la Sorbonne (Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Sorbonne Arbitrage)
Toute entité étatique cherche à avoir de l’influence : disposer d’une armée puissante, de l’arme nucléaire, degré le plus élevé, d’une capacité diplomatique utile, d’une culture enviée, d’une langue largement usitée, d’une monnaie forte, d’une réputation, sur des plans divers sportifs, politiques, littéraires, juridique même, voilà qui crée de « l’influence » pour « faire, faire faire ou empêcher de faire ». A ce niveau, rien n’est répréhensible dans cette course à l’influence. L’influence n’est pas la séduction douce du soft power, elle n’est pas non plus la question agressive de l’ingérence. Celle-ci s’inscrit aujourd’hui, dans le discours stratégique, dans une logique de « guerre hybride » ou de « contournement de la lutte armée » ou encore de la « guerre hors limites » selon les appellations françaises, russes ou chinoises, d’une manière de faire la guerre sans armes dans le but de « gagner la guerre avant la guerre ».
Depuis quelques années, des opérations d’intrusion informatique à visée d’ingérence ont été observées : de l’ingérence politique russe dans les élections américaines de 2016 ou françaises de 2017 aux questions de « punaises de lits » en passant par les étoiles de David sur les murs de Paris et autres « mains rouges » au Mémorial de la Shoah, où l’on retrouve la marque russe via des « proxys » moldaves, bulgares ou azerbaidjanais, mais encore les opérations de déstabilisations visant la France en Afrique, ou tout récemment en Nouvelle-Calédonie via, à nouveau, l’Azerbaïdjan, notamment pour les plus remarquables.
Quand bien même le concept d’ingérence ne serait pas un concept défini précisément, ni une catégorie juridique, de nombreuses réactions normatives existent : la loi dite « anti Fake News » du 22 décembre 2018, visant à lutter contre les fausses informations en période électorale ; la loi du 24 août 2021 sur le respect des principes de la République qui impose la « responsabilisation » des hébergeurs ; l’article 62 de la loi du 30 septembre 1986 sur la liberté de communication par lequel l’Arcom peut formuler des demandes d’information sur des contenus illicites, tels que ceux déterminés par l’article 6 de la loi de 2004 sur la confiance dans l’économie numérique ; le règlement n°2022 Digital Services Act (DSA) du 19 octobre 2022 ; ou encore le Règlement n° 2023/2675 du 22 novembre 2023 relatif à la protection de l’Union et de ses États membres contre la coercition économique exercée qui se présente comme un outil de défense contre des agressions économique provenant d’Etat tiers où la notion d’ingérence est évoquée.
C’est dans ce contexte que l’agence Viginum a été instituée en 2021, avec mission d’investiguer les ingérences étrangères en matière numérique, quel que soit le champ : politique, social, culturel ou économique. Celle-ci ajoute aux critères de la loi de 2018, un contenu manifestement inexact ou trompeur et une diffusion artificielle ou automatisée, massive et délibérée, deux autres critères : une atteinte potentielle aux intérêts fondamentaux de la Nation et l’implication, directe ou indirecte, d’un acteur étranger – étatique, paraétatique ou non-étatique – afin de ne pas s’ingérer dans des communications internes, notamment politiques.
Ces formes d’ingérences posent de nombreuses difficultés. A commencer par la distinction de ces opérations d’ingérences avec des cyberattaques, qui relèvent de la responsabilité des opérateurs eux-mêmes et de l’ANSII, ou encore des ingérences « non numériques », c’est-à-dire par des personnes physiques ou morales, qui relèvent de la DGSI. Ensuite se pose la question du niveau de « vigilance » qu’une agence comme Viginum, ou une autre, doit opérer : « imputer » l’ingérence, qui signifie identifier les éléments techniques utilisés, les méthodes, les acteurs, les contenus, etc., par des rapports adressés au Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN), sous l’autorité du Premier ministre qui décide ou non de les publier. Depuis 2023, le SGDSN en a publié trois désignant des entités, russes principalement, à l’origine d’ingérences information, par exemple en diffusant des informations fausses reprenant les codes de journaux français et faisant déjà référence à l’atteinte à ces intérêts fondamentaux, le réseau « Portal Kombat » russe ou de la Chine s’agissant de la campagne des élections européennes de 2024.
Reste, enfin, la question de l’« attribution » de ces campagnes, qui sont rarement privées, et souvent d’origine étatique, directe ou indirecte. Cette question relève d’une décision politique et, pour l’instant, aucune attribution n’a été réalisée. Et pour cause : ces actions, en droit pénal français par exemple, peuvent s’inscrire dans le champ des « atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation » des articles 410-1 et suivants du Code pénal et, d’un point de vue « diplomatique », ces opérations sont, dès lors qu’elles sont attribuées, des actes de guerre dite « hybride », c’est-à-dire associées à d’autres opérations et, ici dans un contexte difficile à classer, souvent « en -dessous du seuil de la guerre » (au sens militaire), mais justifiant une riposte proportionnée : l’Etat responsable devient alors une cible légitime.
Toute la difficulté est ici de marquer la différence entre ce qui relève d’une influence légitime, y compris d’un Etat étranger, et ce qui relève d’une ingérence portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. La proposition de loi Houlié cherche ainsi à ajouter à l’ensemble normatif existant : création d’un « répertoire numérique des représentants d’intérêts agissant pour le compte d’un mandant étranger » (c’est-à-dire des lobbyistes d’intérêts non nationaux), accès aux données de connexion (CSI, art. 851-3) et gels de fonds (CMF, art. L. 562-1) avec, ici, une définition finalisée de l’acte d’ingérence comme « l’intervention délibérée d’une personne physique ou morale étrangère visant à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation, à la sécurité économique, aux systèmes d’information, à la sincérité des processus électoraux et à diffuser intentionnellement de fausses informations de nature à perturber le fonctionnement régulier des institutions ou le débat démocratique ».
Manque sans doute, puisqu’il s’agit de l’atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, ce qui est l’intitulé même du Titre du Code pénal contenant les articles 410-1 et suivants du Code pénal, une infraction pénale d’ingérence étrangère, et donc de complicité d’ingérence, pour être vraiment efficace. Il est vrai que toute proposition pénale en la matière pose difficulté en raison du rapport complexe que le droit entretient avec la « vérité » et notamment celle de l’information diffusée, librement en principe.