Par Anne-Charlène Bezzina – Maître de conférences en droit public à l’Université de Rouen – Membre du CUREJ de Rouen – Membre associée de l’IRJS de Paris I 
Répondant favorablement à l’appel du Secrétaire national du Parti communiste Fabien Roussel, plusieurs élus ont annoncé la fermeture de leur mairie le 31 janvier 2023 dans le cadre de la journée contre la réforme des retraites, soutenue par le gouvernement. Une décision exceptionnelle illustrant une zone grise de légalité.

Dans quel contexte plusieurs élus ont-ils annoncé la fermeture de leur mairie le 31 janvier ?

Le 23 janvier 2023, le Secrétaire national du Parti communiste français, Fabien Roussel, a proposé une « opération maires solidaires » dans le cadre de la journée de mobilisation prévue le 31 janvier à l’encontre du projet de loi de financement rectificatif de la sécurité sociale relatif à la réforme des retraites. Plusieurs maires ont publiquement répondu à cet appel – à l’instar d’Anne Hidalgo – et ont ainsi annoncé leur volonté de recourir à une « fermeture symbolique » de l’Hôtel de ville selon la formule de plusieurs élus. Cette expression parait plus adaptée que celle de « grève des mairies » bien que le terme même de « fermeture » ne soit pas davantage représentatif de la situation.

Il est difficile de savoir si cet évènement est totalement inédit mais il est pour le moins exceptionnel compte tenu de son ampleur et de son extrême politisation dans ce contexte de grève nationale.

Juridiquement, un élu a-t-il le droit de décider de la fermeture d’une mairie en soutien à un mouvement social ? Quels sont les principes juridiques applicables ?

Juridiquement, d’abord, rien n’interdit à un maire de prendre part à une manifestation sociale pour des motifs politiques. Rappelons que les maires sont élus en qualité de représentants (art 3 et art. 72 de la Constitution de 1958) sur un programme politique et que leur expression dans le débat public est nécessairement partisane, y compris dans le sens du soutien à une contestation sociale. Néanmoins, il y a une distinction très nette en jurisprudence entre la politisation de la parole de l’élu et sa qualité de chef de son administration. En ce sens, l’élu ne doit pas utiliser les moyens du service pour soutenir une manifestation, une opinion politique (CE, 12 novembre 1990, Commune de Blénod-lès-Pont-à-Mousson) ; il violerait en cela le principe à valeur constitutionnelle de neutralité du service public qui fonde tant la liberté d’expression démocratique que le principe de laïcité (cf. par ex. CC, 86-217 DC du 18 sept 1986 ou CE, 28 mai 1954, Barel).

Ensuite, tout dans la fermeture de ces mairies est affaire de conciliation entre principes constitutionnels contraires : d’un côté le droit de grève (al. 7 du préambule de la Constitution de 1946) et la liberté d’expression politique (art. 10 et 11 de la Déclaration de 1789) et de l’autre, les principes contraires comme ceux de neutralité et de continuité du service public (CC, 25 juil. 1979).

C’est en ce sens que militer en annonçant une fermeture de la mairie est excessif dès lors que les services publics essentiels ne peuvent pas valablement être interrompus en raison de l’existence de ce principe de continuité qui s’applique à tous les services d’accueil. Ainsi, la « halte femmes » pour les femmes sans abri (à la mairie de Paris), ou encore les services de l’état civil, d’urgence et d’accueil au sens large (comme les antennes de la préfecture de police de Paris au sein des mairies d’arrondissement) doivent être nécessairement ouverts. C’est d’ailleurs en raison de l’importance des services publics d’accueil au sein d’une mairie que ce service est conçu comme politiquement neutre et c’est pourquoi il constitue un impensé législatif (cf. les deux lois sur le service minimum de 2007 et 2008 concernent spécifiquement l’école et les transports).

Enfin, il est important de rappeler que la grève est un droit fondamental individuel et que le maire ne peut donc ni décider ni inciter ses agents à faire grève.

Ainsi, déclarer que la mairie sera fermée n’est pas juridiquement réaliste.

Cette décision peut-elle entraîner des conséquences juridiques ?

La seule conséquence juridique qui peut être associée à ces grèves des mairies consiste en un risque d’annulation des arrêtés de fermeture pris par les maires à la suite de recours devant le juge administratif. Ces recours pourraient être intentés par un administré qui n’aurait pas pu avoir accès à un service public, par un agent public qui aurait souhaité travailler et n’aurait pas eu accès au local, voire par une autorité centrale comme le Préfet, le sous-préfet ou le ministre de l’Intérieur.

Ces recours peuvent prendre deux formes : soit un référé d’urgence à l’instar du référé-suspension pour suspendre l’acte, ou du référé-liberté dans le cas où une liberté fondamentale fait l’objet d’une atteinte grave et illégale par une autorité publique dans son action, soit un recours par excès de pouvoir consistant pour un administré à contester devant le juge administratif la légalité d’un acte administratif qui lui cause grief.

Ces recours sont enfermés dans des délais différents : quarante-huit heures pour le référé-liberté et deux mois pour le recours pour excès de pouvoir qui aurait donc moins de retentissement politique.

On le voit, le risque de sanction juridique ne représente pas pour les maires une véritable entrave à leur décision de fermeture de leur mairie puisqu’aucune sanction financière ou politique ne peut être prise à leur encontre et que les administrés les soutiennent largement. Seul le caractère vexatoire que pourrait avoir une action intentée par le pouvoir central pourrait entrer en compte.

Quels sont les précédents juridiques et qu’enseignent-ils à propos de la situation actuelle ?

Les précédents juridiques nous donnent les grandes lignes de la jurisprudence, même s’il n’existe pas de précédent explicite de fermeture de mairie porté devant le juge administratif.

Eu égard au principe de continuité, il n’est pas possible pour un maire de suspendre la fourniture de services essentiels et, eu égard au principe de neutralité, il est interdit d’utiliser les moyens de la commune pour un « motif, étranger à l’intérêt de la commune ou au bon fonctionnement des services municipaux » (CAA de Lyon, 20 déc. 2018, cf. également l’affaire du Burkini dans la ville de Grenoble où la neutralité de la mairie avait été mise en cause TA Grenoble, ord. 21 juin 2022).

Autre limite, l’action du maire ne doit pas être perçue par le juge comme un soutien financier à la grève (eu égard notamment au bon usage des deniers publics et à l’intérêt du service). Le Conseil d’État refuse en ce sens que le maire subventionne le transport des manifestants, (CE, 12 nov. 1990, Commune de Blénod-lès-Pont-à-Mousson) ou crée un fond de solidarité à un mouvement de grève (CE, 12 oct. 1990). Ainsi, l’action de certains maires qui entendent ne pas décompter les heures de grève du salaire (cf. le Maire LFI P. Proisy) sera forcément jugée contraire au droit applicable.

Il en est de même de l’affichage public du soutien au mouvement social de grève par l’intermédiaire de banderoles installées sur les façades de l’Hôtel de Ville – comme l’a fait la Mairie de Paris – puisque le Conseil d’État a déjà jugé que « le principe de neutralité des services publics s’oppose à ce que soient apposés sur les édifices publics des signes symbolisant la revendication d’opinions politiques » (CE, 27 juillet 2005, Commune de St Anne). Cette même neutralité des mairies avait fait débat devant le Conseil d’État à propos des crèches installées dans les hôtels de ville à Noël (CE, 9 nov. 2016, Fédération de la libre pensée de Vendée).

Pour résumer l’état de la jurisprudence en la matière, il apparaît que déclarer son soutien à la grève est possible mais que les moyens juridiques pour mettre en œuvre cette revendication sont fortement réglementés par des principes contraires. On peut parler d’une véritable zone grise de notre droit.

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