Par Benoît Grimonprez, Professeur de droit privé et sciences criminelles

Que prévoit cette proposition de loi pour sécuriser la rémunération des producteurs agricoles ?

Le texte se veut, pour une fois, simple et direct. Il affirme qu’une conférence publique par filière (organe déjà existant) estime, tous les quatre mois, les coûts objectifs de production agricoles en tenant compte de multiples paramètres (taille des exploitations, type de bassin ou de système de production…). Surtout, ces coûts doivent inclure une rémunération des agriculteurs à hauteur de deux fois le SMIC. A la suite de quoi est déterminé un prix minimal d’achat des produits, ne pouvant être inférieur aux coûts de production. Si la conférence ne parvient pas à déterminer le prix plancher, celui-ci est arrêté par le gouvernement.

Là où le droit positif, tel qu’il résulte des trois couches de lois « Egalim », prévoit simplement de prendre en compte les coûts de production agricole parmi d’autres critères de fixation du prix d’achat (C. rur., art. L. 631-24), ce nouveau dispositif revient à un système de prix administrés qu’on a connu naguère, que ce soit en France avant 1986 ou dans le cadre de la politique agricole commune avec des prix garantis aux producteurs malgré les fluctuations du marché.

Un autre volet de la proposition prévoit la création d’un fonds de transition agroécologique au bénéfice des producteurs, abondé par une hausse de la taxation sur les bénéfices des industries agroalimentaires et phytosanitaires.

Au-delà de ses objectifs généreux, cette proposition de loi pose-t-elle des problèmes juridiques particuliers ?

J’en ai bien peur ! La simplicité cesse d’être une vertu quand elle passe à côté de la complexité des choses. Je commencerai par les problèmes internes au dispositif. On s’étonne, tout d’abord, que le texte omette de modifier la base juridique (l’article L. 631-24 du Code rural) de la construction du prix en matière de vente des produits agricoles. C’est loin d’être un détail, car on aurait pu connaître l’envergure de la nouvelle règle. Le prix plancher concerne-t-il tous les secteurs (céréales, vin, lait…) et tous les contrats, même ceux qui ne sont pas passés par écrit ? S’applique-t-il aussi aux relations avec les coopératives, qui ont d’autres façons de rémunérer l’associé coopérateur ? Pour quel champ d’application géographique ? Produits vendus ou livrés en France ?

Au reste, la portée de l’obligation de respecter des prix planchers est floue. Quelle en est la sanction ? Que deviennent les critères relatifs à la quantité, à la composition, à la qualité, à l’origine et au respect d’un cahier des charges qui font habituellement partie de la négociation ? Avec un seuil incompressible, une récolte de moins bonne qualité pourrait se retrouver invendable ! Sans parler des ristournes, rabais, remises que consentent, pour tout un tas de raisons, les producteurs à certains acheteurs et qu’il paraît difficile d’éliminer. On a connu par le passé des prix officiels, que les acteurs contournaient allègrement par des pratiques de fausses remises. Et puis les producteurs pourraient-ils décider de renoncer à ces prix minimums pour retrouver des marges de négociation et rester plus compétitifs sur certains marchés ?

L’autre grande incertitude est la compatibilité d’un système français de prix minimum avec le droit (européen) de la concurrence. Pour cause, la jurisprudence considère que les règles du marché interdisent aux filières, sous peine de pratiques anticoncurrentielles, d’encadrer les prix de vente (Cons. conc., déc. n° 05-D-10, 15 mars 2005 ; CJUE, 14 nov. 2017, aff. C-671/15). Seuls sont admis des indicateurs de prix laissant libres les cocontractants de fixer leurs propres tarifs. Globalement, la Cour de justice de l’Union européenne dénie aux Etats membres le pouvoir d’intervenir dans la formation des prix des produits (CJCE, 7 juin 1983, aff. 78/82, Comm. c/ Italie). Elle martelait, il y a encore quelques années, qu’un système de prix minimum « est susceptible de porter atteinte au règlement « OCM unique » (PAC) en ce qu’une telle mesure va à l’encontre du principe de la libre détermination des prix de vente des produits agricoles sur la base du libre jeu de la concurrence sur lequel ce règlement est fondé » (CJUE, 2e ch., 23 déc. 2015, aff. C-333/14).

Quel peut être l’avenir du texte au regard de ses potentiels répercussions économiques ?

Il est peu probable que la proposition, telle qu’elle est conçue, puisse voir le jour. Parce que le remède administré serait sans doute pire que le mal combattu. Certes, il paraît louable, pour une agriculture à l’avenir réputée d’intérêt général (selon le projet de loi d’orientation agricole), de lui permettre d’échapper partiellement à la loi du marché. Sauf que les organisations agricoles sont intégrées à cette économie ouverte et concurrentielle, et que pour elles, des produits agricoles français (beaucoup) plus chers, c’est le spectre de perdre à nouveau en compétitivité et de favoriser les importations étrangères sur le territoire national.

Si on ne veut pas non plus céder au fatalisme, il faut poursuivre l’effort d’amélioration du revenu des producteurs français, mais sans méconnaître la réalité du commerce international. Des pistes de réforme existent, mais plus sinueuses, comme : rendre obligatoire l’indication de l’origine des produits qui composent les aliments transformés ; instituer une transparence de la répartition de la valeur entre les maillons de la chaîne ; ou encore mettre obligatoirement en place, au sein des filières, des accords contractuels de modération des marges et de stabilisation des prix (contrats multipartites, caisses de sécurisation, clauses de « tunnel de prix »…).