Par Nicolas de Sadeleer, professeur ordinaire, UCLouvain, Saint-Louis, chaire Jean Monnet.

Quelles concessions les institutions européennes ont-elles faites au secteur agricole ?

A l’évidence, la fronde agricole de ces dernières semaines semble avoir marqué des points. Soucieux d’éviter un embrasement social, les pouvoirs publics ont été de concessions en démission, émasculant ainsi le volet environnemental de la Politique Agricole Commune (P.A.C.). Après avoir autorisé à nouveau la substance active Glyphosate le 16 novembre 2023, la Commission européenne a décidé, le 12 février 2024, pour la troisième fois, d’affaiblir la norme BAEC 8 (Règlement d’exécution 2024/587 de la Commission), laquelle oblige les récipiendaires d’aides directes à maintenir certaines zones agricoles non productives. Le 6 février, elle a retiré sa proposition de directive qui visait à diminuer de moitié l’épandage des pesticides. On tombe de Charybde en Scylla lorsque l’on apprend que la formation « agriculture » du Conseil de l’UE a accepté, le 26 février, les propositions d’assouplissement de la Commission européenne s’agissant du maintien des prairies permanentes (BCAE 1) ainsi que de la couverture minimale des sols pendant les périodes les plus sensibles (BCAE 6). Le flacon demeure de la même eau lorsque la Commission envisage de diminuer de moitié les contrôles des récipiendaires des aides directes et à tempérer les ardeurs de la directive sur les nitrates. Sans surprise, plusieurs États ont emboîté le pas en assouplissant ou en postposant différents mécanismes de conditionnalité environnementale et climatique.

Plusieurs revendications reflètent un malaise profond ressenti par des agriculteurs qui ne sont pas rémunérés à la hauteur des services qu’ils rendent à la société. La nouvelle P.A.C. ajoute assurément des contraintes supplémentaires à celles de la libéralisation des marchés agricoles, des pressions de la grande distribution, et aux coups de butoir des partenaires commerciaux de l’UE.  Ainsi les produits alimentaires importés s’étalant à des prix défiants toute concurrence dans nos supermarchés concurrencent les aliments nationaux dont le prix intègre davantage les externalités négatives. On devrait d’ailleurs reprocher aux consommateurs, avides de produits à bas prix, leur empreinte carbone alimentaire qui représente environ un quart de leur empreinte carbone globale. 

La protection de l’environnement doit-elle servir de victime expiatoire ?

N’est-ce pas, en effet, tirer sur le pianiste que de s’en prendre au nouveau modèle d’agriculture prôné dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe ?  Le soutien massif à une agriculture intensive pendant 60 années ne s’est-il pas soldé par le compactage et l’érosion des sols, la disparition des milieux semi-naturels et des espèces inféodées, la diminution spectaculaire des insectes polinisateurs, l’augmentation des émissions de nitrates et de gaz à effet de serre (G.E.S.) ? Se traduisant par moins d’agriculteurs pour davantage de surfaces à cultiver, l’évolution socio-économique du monde rural n’a d’ailleurs fait qu’exacerber les pressions environnementales. Le constat d’une agriculture destructrice de l’environnement est sans appel.  

Aussi on ne peut que saluer la décision de l’UE en 2021 de « verdir » davantage la P.A.C., la plus dispendieuse des politiques communautaires. Ainsi le règlement 2021/2115 a-t-il renforcé la conditionnalité environnementale, créé la conditionnalité sociale, reconduit les mesures agroenvironnementales, introduit une aide au revenu en faveur des programmes volontaires pour le climat, l’environnement et le bien-être animal (éco-régimes). En outre, dans le cadre du développement rural, les régimes favorables à l’environnement et au climat (compensation des « désavantages spécifiques » de zones sujettes à des restrictions d’exploitation et soutien à l’agriculture biologique) devraient réconcilier agriculture et nature. Enfin, 37% du budget global de la P.A.C. devrait être réservé aux mesures environnementales, climatiques et au bien-être des animaux. À cela, la mise en œuvre de la stratégie « de la ferme à la fourchette » de 2021 devait garantir une agriculture et une alimentation plus durable (diminution d’intrants de -20 % et de pesticides de -50 %). 

Alors que le dérèglement climatique met l’agriculture à genoux, que notre souveraineté alimentaire pourrait être compromise, ce n’est pas le moment de rétropédaler. Et même si l’effort fourni pour lutter contre les crises climatique et environnementale devait s’estomper en vue de diminuer les prix de production, les productions de nos agriculteurs seront-elles en mesure de concurrencer des denrées alimentaires (blé ukrainien, canne à sucre brésilienne) produites par une main-d’œuvre mal rémunérée oeuvrant dans des exploitations gigantesques ?  Et comment concilier nos obligations commerciales avec nos objectifs élevés en matière de protection environnementale, sanitaire et sociale ? Enfin, parviendra-t-on à diminuer la charge administrative qui pèsent sur nos agriculteurs tout en prévenant les fraudes ?

La crise climatique justifie-t-elle l’application stricte des régimes d’éco-conditionnalité ?

Même si elles constituent un premier pas dans la bonne direction, les efforts préconisés par la stratégie « de la ferme à la fourchette » de 2021, jetés aux oubliettes par la Commission européenne et le Conseil « agriculture » ce 26 février, ne sont assurément pas à la hauteur des exigences scientifiques. Alors que le secteur agricole émet davantage d’émissions de G.E.S. qu’il n’en stocke, les émissions résiduelles devront à terme être contrebalancées par une augmentation significative du stockage du carbone dans les sols agricoles. Avec l’obligation de capturer en vertu du règlement (UE) 2023/839 LULUCF 310 millions de tonnes d’équivalent CO2 d’ici à 2030, l’agriculture extensive, l’agriculture bio et l’agroécologique auront le vent en poupe. Enfin, même si son niveau d’ambition fut abaissé, la Loi européenne sur la restauration de la nature, adoptée par le Parlement européen à Strasbourg le 27 février, devrait mettre au pas une agriculture intensive qui n’a pu prospérer que grâce aux directes octroyées en proportion des surfaces exploitées.

Rien ne sert de casser le thermomètre alors que la fièvre ne baisse pas. Le modèle d’agriculture intensive qui a prévalu jusqu’à présent n’est plus soutenable. Aussi les nouveaux régimes prévus par la P.A.C. de 2021 ne peuvent-ils être ignorés, voire gommés. L’obligation d’atteindre la neutralité climatique d’ici 2050 sera tout sauf un long fleuve tranquille.