Par Yves Jeanclos, professeur émérite des Facultés de Droit, auteur de ‘’ La preuve au cœur de la justice pénale’’, Hachette, les Fondamentaux du Droit, 2021

Des peines compatibles avec les libertés publiques ?

Depuis la fin du XXe siècle, la justice opère un glissement vers une logique de négociation-contractualisation des peines, mettant à mal le principe de présomption d’innocence (à travers les modalités de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, CPP, 495-7, ou celles de la convention judiciaire d’intérêt public, loi Sapin II, 2016). Critiquée pour sa sévérité déclaratoire et son inefficacité opératoire, la justice pénale tend cependant à l’apaisement sociétal. Elle dispose d’une palette de sanctions de moins en moins répressives et de plus en plus sociales, adaptées à la personnalité et aux capacités financières du condamné (CP, 132-1). Elle satisfait à l’exigence de rapidité et d’efficacité pénale, mais tient compte de la surpopulation carcérale afin d’éviter des traitements inhumains et dégradants (CEDH, 30 janvier 2020, JMB c/ France) contraires aux droits de l’homme.

La justice, face aux délinquants et aux criminels, connaît le maître mot de la sanction pénale – au XVIe siècle : la modération des peines, au XXIe siècle : la moindre incidence sociale des sanctions. Depuis une loi de 2019, après l’emprisonnement infligé aux auteurs de délits, le Code pénal institue la peine nouvelle de la détention à domicile sous surveillance électronique (DDSE) – (CP, 131-3-2°). À l’imitation du monde anglo-saxon, elle transforme les logements privés en espaces de carcéralité, à la fois pour éviter le caractère afflictif infâmant de la peine et surtout pour ne pas encombrer les prisons. Elle protège le condamné mais interpelle sur l’exigence collective de sécurité intérieure.

La loi sur la justice (LOPJ) prévoit en particulier un « placement conditionnel sous assignation à résidence avec surveillance électronique » pour les mis en examen encourant une peine égale ou supérieure à 3 ans d’emprisonnement – (CPP, 142-6-1, al.1), (Conseil constitutionnel, 16 novembre 2023, considérant 55 : pas de méconnaissance du principe de présomption d’innocence « ni aucune autre exigence constitutionnelle). De plus, depuis la loi du 9 mars 2004, (CP, 131-5), elle dispose de la peine des stages de réinitialisation sociétale pour punir et réformer les auteurs d’infractions routières, les consommateurs de stupéfiants, les clients de la prostitution, voire les conjoints violents. Face à la dangerosité croissante des oppositions nationales et des conflits internationaux, le législateur devrait instituer un nouveau stage de responsabilisation et de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et l’islamisme, voire contre les violences urbaines, soit à titre de peine autonome, soit à titre de peine complémentaire à une peine d’emprisonnement ou d’amende. La justice permet ainsi d’échapper à la prison et d’éviter le déshonneur public, par une exécution intellectuelle et sociale discrète.

La loi sur la police (LOPMI) instaure l’amende forfaitaire délictuelle (AFD), étrangement inscrite dans un corpus concernant le Ministère de l’Intérieur. Elle intervient dans le domaine judiciaire qui devrait relever de la compétence du Ministère de la Justice. Elle instaure l’AFD pour sa facilité d’acceptation et d’exécution par le délinquant censé préférer l’amende à l’incarcération – (CPP, nouvel article 495-17, al.1 ; – AFD ou peine alternative pour tout « comportement à connotation sexuelle ou sexiste » (CP, nouvel article 222-33-1-1-II). Son application est exclue lorsque l’auteur de l’infraction est un mineur, ou s’il s’agit d’un délit de presse ou d’un délit politique (CPP, nouvel article 495-17 al. 2). L’incitation au recours à l’AFD manifeste à la fois le souci du législateur de réduire le nombre d’entrants en prison et celui de permettre au délinquant de se libérer financièrement de sa dette sociale, sans incidence sur sa vie familiale et sociale. Selon le Conseil constitutionnel (décision du 19 janvier 2023), une telle peine ne porterait pas atteinte aux « principes d’égalité devant la justice et devant la loi pénale » (cons. 141) ni à « la liberté d’expression (ni au) droit d’expression collective des idées et des opinions » (cons. 144) – ce qui reste discutable.

La loi sur la justice (LOPJ) renforce la logique négociatoire, en ne prévoyant la « conversion » d’une peine correctionnelle inférieure à € 7500 par le juge de l’application des peines en une peine de travail d’intérêt général (TIG) « qu’à la demande de l’intéressé » (CPP, nouvel article 747-1-1-4°), mais en excluant l’AFD. Le législateur continue d’approfondir le sillon des peines alternatives à la prison. La loi valide la mission rétributive du juge en infligeant une peine de travail d’intérêt général (TIG), contribution physique gratuite du condamné à des activités d’intérêt général (CP, 131-3-3°). Cette loi modifie la portée de la peine dont le poids est plus léger financièrement et socialement mais plus lourd physiquement.

Contrôle policier, répression pénale et restriction des libertés publiques

La loi sur la police (LOPMI) manifeste la volonté du législateur de faciliter les dépôts de plaintes à la suite d’agressions physiques ou d’atteintes aux biens. « Aux fins de bonne administration de la justice », elle autorise les victimes à effectuer leurs dépositions par « un moyen de communication audiovisuelle » après entretien avec un membre des « services ou unités de la police judiciaire » (CPP, nouvel article 15-3-1-1). Elle reflète la dématérialisation des actes de procédure, pour une efficacité accrue du moins en apparence, et ne porterait pas atteinte au principe du droit à un recours juridictionnel effectif (Conseil constitutionnel, 19 janvier 2023, considérant 52). Par ailleurs, en favorisant la captation par des moyens électroniques perfectionnés et discrets des lieux, des paroles, des sons et des photographies de suspects ou de mis en cause, le législateur prend le risque de porter gravement atteinte aux libertés publiques, ce que réfute en grande partie le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 janvier 2023 qui affirme que l’activation à distance d’appareils électroniques pour la géolocalisation « ne méconnaît pas le droit au respect de la vie privée » (cons. 67) « ni la présomption d’innocence » – (cons. 56) – contrairement à l’activation pour captation des sons et des images déclarée contraire à la Constitution (cons. 68-69).

La loi sur la justice (LOPJ) est à l’écoute de la souffrance des victimes d’infractions. Elle élargit la protection des victimes françaises « ayant subi un préjudice résultant de faits commis à l’étranger, présentant le caractère matériel d’une infraction ». Elle leur ouvre la voie à l’assistance financière du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions. Elle ordonne la prise en charge des frais de voyage et de séjour pour la comparution devant une juridiction pénale étrangère – (CPP, nouvel article 706-14-2). Pour garantir la sécurité judiciaire et humaine de ses citoyens, le législateur devrait innover et étendre l’assistance financière à des scientifiques ou touristes français attirés devant la juridiction d’un pays hostile à la France pour des motifs plus politiques que délictuels.

La loi sur la justice (LOPJ) a pour objectif premier de permettre au Gouvernement de procéder par ordonnances à la mise à jour du Code de Procédure pénale, à travers sa « réécriture », terminologie qui fleure bon des rectifications et des innovations pénales. Elle relaie l’ambition du Gouvernement validée par le législateur : « clarifier la rédaction et le plan » et procéder à « la modification de toute autre disposition relevant du domaine de la loi rendue nécessaire par cette réécriture ». La loi rappelle les limites imposées aux rédacteurs de Codes depuis Justinien (VIe s.). Elle leur enjoint de respecter la hiérarchie des normes, de prendre garde à la « cohérence rédactionnelle des textes », en évitant toute interpolation, d’abroger les dispositions obsolètes et de remédier aux « éventuelles erreurs ou omissions » pour mieux « harmoniser l’état du droit ». Le législateur et les praticiens du droit craignent de sournoises modifications pénales, voire des atteintes aux libertés publiques – arguments politiquement prévisibles mais rejetés en partie par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 16 novembre 2023 (cons. 13 et 20-21), qui valide des innovations processuelles censées contribuer à la bonne administration de la justice (considérants 29-32, 42) car la loi « ne méconnaît aucune autre exigence constitutionnelle » (cons. 21).

La loi sur la police (LOPMI), article 5, confie au Ministère de l’Intérieur la mission suprême de prévenir et garantir l’État et les citoyens contre tout risque d’agression. Elle prévoit la mise en place de systèmes de commandement par des « communications critiques à très haut débit » (Code des Postes et communications électroniques, L.32-1° bis). Elle autorise le Gouvernement à prendre par ordonnances « toute mesure relevant du domaine de la loi permettant la mise en œuvre d’un réseau de communications électroniques » des services de secours et de sécurité, de protection des populations et de gestion des crises et des catastrophes. En réalité, elle réitère les dispositions de l’Ordonnance de 1959 sur l’organisation de la défense nationale en les adaptant aux nouvelles technologies. Tout en protégeant les citoyens, le pouvoir exécutif renforce ses pouvoirs mais indirectement il restreint les libertés individuelles (contre : Conseil constitutionnel, décision 19 janvier 2023 (considérants 131-142 relatifs à l’AFD qui ne méconnaît pas le principe de séparation des pouvoirs (DDHC, 16), ni celui du droit à la liberté et à la sûreté (DDHC, 2).

Ces deux lois de 2023 manifestent la rivalité et la concurrence entre les ministères de la Justice et de l’Intérieur, pour instituer des procédures, des infractions et des sanctions innovantes et efficaces. La loi sur la police (LOPMI) surprend le pénaliste lorsqu’elle institue des infractions et des sanctions qui devraient normalement relever de la loi sur la justice (LOPJ). La législation reflète une tendance politique à accorder à la police, au-delà de sa fonction de police judiciaire, une capacité judiciaire visant à ‘’policiser’’ la justice pénale, en contradiction avec le principe de séparation des pouvoirs (DDHC, 16).

À pas feutrés, par petites touches, les lois LOPMI et LOPJ de 2023 contrarient les libertés publiques, malgré les interprétations justificatives du Conseil constitutionnel. De plus, en confiant au pouvoir exécutif le droit de légiférer par ordonnances en matière pénale, elles fragilisent la démocratie car elles génèrent inévitablement des atteintes aux libertés publiques.