Par Jean-Baptiste Thierry, Professeur de droit privé et sciences criminelles à l’Université de Lorraine

Qu’est-ce que la diffamation ?

La diffamation est une infraction incriminée à l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881. Elle se définit comme l’allégation ou l’imputation d’un fait précis attentatoire à l’honneur ou à la considération. Concrètement, il s’agit d’attribuer à une personne un fait, une action particulière. L’idée de cette incrimination est de permettre à une personne visée par de tels propos de « laver » son honneur. C’est la raison pour laquelle les poursuites pénales sont soumises à l’accord de la victime. À la différence des autres infractions de droit commun, le ministère public ne peut pas agir de sa seule initiative. Ceci s’explique par le caractère très « privé » de l’infraction.

La diffamation se différencie de l’injure : celle-ci ne comporte aucune imputation d’un fait précis. La diffamation n’est pas non plus un jugement de valeur qui serait dépréciatif. À ce titre, le fait pour Victor Castanet d’avoir imputé à Aurore Bergé (et à la représentante des crèches privées) la conclusion d’un pacte de non-agression apparaît bien remplir les conditions de la diffamation. Les faits visés semblent suffisamment précis et il est pour le moins attentatoire à l’honneur ou à la considération de laisser entendre qu’une entente entre un ministre en charge du contrôle d’un secteur d’activité et la fédération représentant ce secteur d’activité ont été commis.

Comment une personne peut-elle se défendre ?

Celui à qui une diffamation est reprochée dispose de trois moyens de défense principaux. Le premier est d’ordre procédural. La diffamation obéit en effet aux règles processuelles très strictes de la loi du 29 juillet 1881. Parmi ces règles, on trouve, notamment, un délai de prescription très bref (trois mois pour les diffamations « simples » au lieu de six ans pour la prescription d’un délit de droit commun), l’obligation de respecter des règles très précises dans la citation délivrée (il faut « articuler les propos », c’est-à-dire…).

Sur le fond, la personne mise en cause pour diffamation peut se défendre en prouvant la vérité des faits imputés. Si le fait imputé est attentatoire à l’honneur et à la considération, il n’est pas diffamatoire s’il est vrai. C’est l’exceptio veritatis : la preuve de la vérité des faits est toutefois très difficile à rapporter. Le niveau d’exigence probatoire est en effet très élevé : la vérité du propos doit être établie de manière certaine ; si l’exception de vérité est retenue, elle est consacrée par une décision judiciaire. En l’espèce, et sans disposer d’éléments particuliers, ce qui incite évidemment à la prudence, la démonstration d’une « entente » est peut-être délicate si l’on entend par là l’existence d’un plan prémédité et organisé. Des échanges ont eu lieu mais il n’est pas évident de démontrer qu’ils rapportent la preuve d’une entente. En tout état de cause, le niveau d’exigence probatoire de l’exception de vérité est tel qu’il ne s’agit pas du moyen de défense le plus utilisé.

Surtout, l’auteur de l’imputation peut se défendre en rapportant la preuve de sa bonne foi. S’agissant d’un journaliste, il faut en effet suivre le mode d’emploi établi par la Cour de cassation en la matière. Lorsque le sujet abordé relève d’un débat d’intérêt général, la marge reconnue à l’auteur des propos est plus importante. Plus précisément, la Cour de cassation juge qu’ « En matière de diffamation, lorsque l’auteur des propos soutient qu’il était de bonne foi, il appartient aux juges, qui examinent à cette fin si celui-ci s’est exprimé dans un but légitime, était dénué d’animosité personnelle, s’est appuyé sur une enquête sérieuse et a conservé prudence et mesure dans l’expression, de rechercher en application du paragraphe 2 du premier de ces textes, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, si lesdits propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante, afin, s’ils constatent que ces deux conditions sont réunies, d’apprécier moins strictement ces quatre critères, notamment l’absence d’animosité personnelle et la prudence dans l’expression ». Dit autrement, s’il existe un débat d’intérêt général et une enquête sérieuse, il va être difficile de retenir l’existence d’une diffamation. Le tout sera alors de déterminer si, au vu des éléments dont il disposait, l’auteur des propos a pu imputer l’existence de cette entente.

Dans l’affaire Aurore Bergé, le journaliste peut-il être condamné ?

Il faudra évidemment suivre l’affaire avec intérêt. En premier lieu, il faut établir, d’une part, qui est visé par la plainte en diffamation qui aurait été déposée par Aurore Bergé. La loi du 29 juillet 1881 prévoit en effet un mécanisme de responsabilité « en cascade ». Ainsi, l’auteur de l’infraction de presse n’est pas nécessairement l’auteur des propos, mais celui qui les publie : ici, il s’agit de l’éditeur. Le journaliste est quant à lui responsable en qualité de complice de l’infraction, dès lors qu’il savait que ses propos allaient être publiés (ce qui ne fait évidemment aucun doute en l’espèce).  D’autre part, la qualification exacte doit être visée : en l’espèce, est-il reproché à l’éditeur de Victor Castanet (si ce sont ses propos publiés par écrit qui sont visés) ou à lui-même (en qualité de complice de l’infraction, ou pour les propos qu’il a directement tenus dans des entretiens) d’avoir commis une diffamation envers un particulier (incriminée par le premier alinéa de l’article 29 de la loi de 1881) ou envers un ministre à raison de ses fonctions ou de sa qualité (incriminée par l’article 31 de la loi de 1881). La différence est de taille : dans le premier cas, la peine encourue est de 12 000 euros d’amende ; dans le second, et depuis la loi du 21 mars 2024, il s’agit d’une amende de 45 000 euros et d’une peine de travail d’intérêt général (ce qui est assez incongru).

En second lieu, il faut bien avoir conscience qu’une action en diffamation contre un journaliste dont on peut penser qu’il a mené une enquête sérieuse est à double tranchant. L’audience va en effet être le moment idéal pour discuter publiquement des faits imputés et il en sera évidemment rendu compte. Surtout, l’issue du procès est déterminante : soit l’exception de vérité est retenue et l’effet est désastreux ; soit la bonne foi est retenue et l’effet est tout aussi désastreux. D’un regard extérieur, on constate toutefois que [le journaliste] semble avoir fait une enquête sérieuse. Si les affirmations contenues dans le livre semblent bien attentatoires à l’honneur et à la considération, il semble que ses propos s’appuient sur une base factuelle suffisante – pour reprendre la terminologie de la Cour européenne des droits de l’homme – si l’on en croit les premiers éléments qu’il a donnés dans la presse (échanges de courriels, documents…).

La stratégie d’Aurore Bergé peut être double : soit le travail du journaliste est considéré comme insuffisant et elle obtiendrait gain de cause juridiquement ; soit il ne s’agit pas réellement d’attendre une décision au fond – nécessairement longue compte tenu, le cas échéant, de l’exercice des différentes voies de recours – mais de construire une stratégie plus médiatique que juridique consistant, dans l’immédiateté de l’annonce de la plainte, à opposer une vérité à une autre. Le tumulte de l’information aidant, on passe rapidement à autre chose. Il sera alors toujours temps, une fois l’agitation retombée, de se désister de la plainte.